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Articles

Affichage des articles du septembre, 2024

Batman toujours, par Corinne Esparon

De qui tient-il ce teint blafard, cet embonpoint maladif ? Il se sent seul, très seul, c'est indubitable. Sur son trône d'opérette, il attend que le jour finisse. Ce matin encore, il ne s'est pas rasé. L'insomnie le ronge, agrandissant chaque jour le bistre sous ses yeux rougis par les heures de veille. De vieux fantômes lui rendent visite à la nuit tombée. Nuit où il retrouve en ribambelle tous ses aïeux. Ses vieux parents et sa bienaimée, si belle et si pâle et si morte dans ses longs voiles blancs. Au matin, il flotte encore dans la chambre assombrie son parfum entêtant, mais si diffus, si tristement diffus. Il l'appelle, tente de se souvenir de vieux poèmes oubliés qu'ils lisaient ensemble, tendrement enlacés. Il voudrait les réciter encore, mais sa voix se brise. Son trône d'opérette est un trône miteux et on peut bien le dire, mité. On l'a recouvert un jour d'une tapisserie déjà ancienne, très lourde et très épaisse. Le temps et les mites ont e...

Les tribulations de Bernard, par Rachel Ghezail

Ce pauvre Bernard avait regagné son banc à cette heure très précise. Personne ne l’attendait et il avait toute sa journée, emprisonné dans une liberté qui s’apparentait à de la vacuité. Les mauvais jours, il râlait sur les joggers qui le frôlaient les écouteurs sur leurs oreilles. Les bons jours et lorsqu’une âme indifférente ou esseulée prenait la peine de s’asseoir sur ce banc, il disait des bribes de sa vie passée. La vie ne lui avait pas toujours joué de vilains tours. Autrefois, il avait été voyageur de commerce. A cette époque, il cochait toutes les cases des lieux communs attribués à la profession. Il avait un foyer et une épouse toute dévouée au bien-être d’un mari le plus souvent absent. Elle refusait de voir les infidélités presque systématiques de son époux ou bien elle se disait que c’était un des dommages collatéraux au métier "sans sexe, point de contrat ». Lui, en bon coq, se sentait pousser des ailes chaque matin et reniflait la bonne affair...

Conte du moulin, par Maoh Guillaume

L’histoire que je vais vous raconter me vient de ma grand-mère. Je l’ai peu connue car elle passait son temps en voyage. Elle en revenait toujours avec des choses étranges. Un jour elle arriva avec des malles remplies de nouveaux habits, mais avec les cheveux aussi courts qu’un militaire. Une autre fois, elle ramena une magnifique petite flûte en terre, mais sans aucune de ses affaires. On ne savait jamais où elle partait, ni quand elle rentrerait. Et c’était bien comme ça. Je vais tenter de vous raconter l’histoire comme elle le fit, un soir d’hiver.     Cric     Crac     Font les bûches dans le feu     Cric     Crac     Font les poutres au-dessus de nos têtes Ce soir, dans le ventre du moulin Tout s’est arrêté L’activité est en suspend Le bruit de la meule résonne encore dans les oreilles engourdies de travail. On peut voir les ombres de la famille danser sur les pierres au rythme du feu. A l’éta...

Alice Torrel, par Cécilia Tarek Strano

Alice fixe son reflet et les plis de souvenirs qui s'y sont déposés. La vie a coulé derrière elle, tellement coulé d'encre que les poches sous ses yeux ont foncé vers un bleu terne et délavé. Loin du bleu roi, du bleu cobalt ou du bleu turquoise. Malgré ce bleu fade qu'elle endosse, Alice semble être en harmonie avec le carrelage grès cérame indigo de sa salle de bain. Elle se fond dans le décor comme ce fond de teint incrusté dans les pores du meuble sous l'évier. En cette nuit hivernale nappée de neige, de givre et de glace, Alice, réfugiée dans la salle d'eau de son appartement situé au 4ème étage, se lave les mains, se savonne les paumes, récure ses ongles et se frotte les doigts l'un après l'autre sans jamais lâcher du regard son image. Huit ans que chaque nuit, entre 1h et de 2h du matin, elle sort de son lit, se traîne jusqu'à l'évier, ouvre le robinet et laisse couler un filet d'eau sur ses mains fatiguées. Huit ans que ce geste est deven...

L'homme sans main, par Martin Chabert

Hier, ou avant-hier, ou peut-être avant-avant-hier, lorsque je n’étais pas né, j’ai commandé un croissant à la boulangerie, mais ils n’en avaient plus, alors j’ai demandé une baguette, mais ils n’en avaient plus, alors j’ai demandé ce qu’ils avaient, et on m’a apporté, paraît-il, une petite histoire dans une barquette encore brûlante. Comme elle était trop chaude, je l’ai mise au congélateur, mais je l’y ai oubliée et l’ai retrouvée bien plus tard claquant des dents et toute rétrécie, alors je l’ai mise au micro-onde, mais après ça elle ne tenait plus en place, alors j’ai dû lui mettre un grand coup sur la tête et je l’ai mise au lit. Depuis, elle y reste endormie et ne se lève plus jamais. Alors, je me suis penché sur elle et j’ai écouté les mots qu’elle prononçait dans son sommeil, mais ils ne voulaient rien dire ! Alors je me suis penché plus près et j’ai écouté plus attentivement encore, prenant des notes durant sept jours et sept nuits. Et voici ce que l’histoire a dit : ...

La chute, par Claire Lions

    Est-ce que c'est ce type qui lui a fait perdre l'équilibre ? Est-ce l'odeur du tilleul ? Ou son étourderie ordinaire ?     Parfois, pendant les trajets à vélo, elle oubliait son itinéraire, portée par une vague habitude, et elle devait faire un effort soudain pour se rappeler où elle allait.     La place, elle, était toujours telle qu 'elle l'avait connue. Monumentale et populaire. Autrement dit colorée, bruyante, sale, cosmopolite, mal entretenue, vivante. Ce jour-là, particulièrement, le rayon de soleil qui sautillait dans les feuilles et l'appel des tourterelles semblaient attendre tranquillement le tournage d'une publicité pour un apéritif sans alcool, ou peut-être pour une assurance-vie.     Mais surtout les tilleuls étaient en fleurs. Elle n'arrivait pas à savoir quel souvenir d'adolescence et de piscine municipale renfermait ce parfum, mais elle essayait d'en respirer le plus possible, comme si el...

Lettres ouvertes et manifeste, par Claire Desmazières

     J'ai essayé de t'écrire une lettre J'ai essayé de t'écrire une lettre. Je l'ai mâchée longtemps et je l'ai avalée. Elle a collé dans les dents, j'y ai passé ma langue. Elle avait un goût d'amertume pâteuse. Elle s'est peu à peu délitée, noyée dans la salive. J'aurais voulu la cracher mais elle avait déjà perdu sa forme. Ou alors c'était irrépressible. Elle est restée longtemps dans la gorge, tapissant la trachée. J'ai beaucoup roté. J'ai essayé les boissons sirupeuses, le miel l'a réaglomérée. J'ai essayé l'alcool fort, drôle d'idée ; les torboyaux n'ont jamais aidé à digérer. J'ai essayé le café, mais le cauchemar ne s'est pas dissout. Il fallait dormir peut-être pour aller dans ton sens ? J'ai essayé, essayé... Hier j'ai bu la tasse en mer et tu es descendue dans mon ventre. Mon corps en lévitation, étoile de mer. J'écoute les bruits de l'eau dans mes entrailles. J'entends la mer ...

La brodeuse de l’ubac, par Fauve Beauvieux

Savez-vous que les araignées sont symbole de créativité et de persévérance ? Souvent détestées, effrayantes avec leurs huit pattes et leur dizaine d’yeux, voire annonçant la mort et les forces du mal, n’oublions pas qu’elles sont aussi un signe de maison saine. Les légendes disent que se sont elles qui tissent le destin. Mais les araignées de cette histoire-ci ne vont pas l’écrire, juste soutenir notre héroïne pour plus de lumière. Au tout début, il y avait la montagne. Majestueuse. Si haute qu’elle touchait les nuages. Sur l’ubac de cette montagne se trouvait un chalet. Il était de couleur grise pour se confondre avec le paysage, et avait un toit vert pour faire comme les sapins. C’est dans ce chalet discret que vivait notre héroïne. Elle y est née, elle y a toujours été. Depuis quand était-elle seule ? Elle ne s’en souvenait plus, cela commençait à dater. Descendante d’une lignée de brodeuses et pour avoir un peu de lumière dans sa solitude, elle était capable de réaliser de...

Le lac, par Nina Garde

          « Le silence de la nuit est le lac le plus profond de la terre. » Avez-vous déjà remarqué comme parfois la nuit chaque chose change ? Vous êtes dans votre lit, la fenêtre est ouverte vers le jardin et en quelques instants tout change. Un voleur est en train d'escalader la gouttière, il s’approche de la fenêtre et cric ! dans la pièce voisine vous entendez des bruits de combat, des coups, et zou ! le voleur a été jeté par la fenêtre. Un long silence. Quelques minutes plus tard, vous voyez le faisceau de sa lampe de poche traverser votre chambre. Il y a d’autres voleurs, en bas, dans le jardin, ils font les cent pas, ils s’impatientent. Vous vous recroquevillez dans votre lit, vous fermez les yeux, vous vous faites tous petits. Quand le matin se lève, vous respirez enfin! Un peu embarrassés, mais aussi soulagés. Vous vous dites : ce n’étaient que des hérissons ! Vous vous dites : ce n’était que la lune ! ...

Conte des Oursons, par Cynthia Labeye

'Il est des histoires que l'on se raconte au coin du feu, Point destinées à des gens pieux, Au risque que la peur se lise dans leur yeux. Il était un petit garçon aux yeux bien ouverts, Le plus jeune des trois compères, Qui parti à l'aventure avec le reste de ses frères. Ils s'en allèrent s'amuser dans un marais ensorcelé, Sans se douter que des créatures maléfiques y vivait, et qu'ils devaient s'en méfier ! S'amusant comme des enfants, Ce qu'ils étaient au demeurant, Étant aveugles au changement de direction du vent. Un mystérieux renégat les réprimanda de venir jouer là, Car rien ne leur en donnait le droit. Après avoir subi quelques moqueries bien réparties, Le sorcier révéla sa perfidie : Il décida qu'ils seraient maudits et que leur histoire serait une tragédie. Car, ce que voulait le sorcier, était d'absorber les années de ces pauvres entêtés, Pour pouvoir vivre à jamais, Ce qu'ignoraient ces enfants mal élevés. Le sorcier expérimen...

MONSTREs, par Sophie De Freitas

Hier et encore aujourd’hui, la monstruosité n’a pas encore pas fini de s’étaler, De nous écorcher, aveugler ou malheureusement de briser, Tant de destins qui ont mis des années à se concrétiser. Monstres enfantins du placard, Monstrueux ancêtres lubriques, Sociétés qui ne laissent aucune lueur sous les tropiques, Monstres et abomination, nous en connaissons tous plus que de raison. Mais que dire du ou des monstres bien matures, Qui quotidiennement et parfois bêtement nous torturent, Monstre de maladies incurables, Monstres parfois autour d’une table, Montres enfermés dans leurs illusions, Monstrueux mensonges aux angles si ronds. Nous sommes tous de monstrueux acrobates : déséquilibrés, parfois aliénés, Et pourtant si parfaits, illuminés de sourires et de gaieté, De simplicité aussi et parfois de souhaits. Mais y a t’il un chemin plus sûr, Bien que sinueux et solaire, Lumineux et lunaire, Qui nous libérerai enfin, de ces monstres encore tapis dans tous les coins? Une maturité trouvée, ...

Le chat dans la gorge, par Isaure Pozzo Di Borgo

À l’ombre d’un mûrier S’assoient deux amies retrouvées L’une ouvre son livre, l’autre ses oreilles. Et ainsi commence son histoire :     Il était une fois sans voix. Il était une voix sans mot. Couchées auprès d’une conteuse enrouée, six petites sœurs muettes dormaient : Pénélope, Alice, Renée, Désirée, Ophélie et   Nicole. Les six sœurs avaient pour coutume, lorsque la saison se faisait rude, de se faufiler dans la demeure de la Chose, pour y faire quelques provisions. Elles étaient si petites, pas plus hautes qu’un demi-pouce, et si discrètes que nul ne remarquait jamais leur présence. Aussi, comme l’automne s’inclinait face à l’hiver, le temps sourit à la disette et la faim ne tarda pas à emplir le ventre des six sœurs. L’aînée, Pénélope, montra du doigt la forêt, par-delà le ruisseau et le vieux village vers la demeure isolée. Après avoir échangé un regard, toutes six, main dans la main, se mirent en route vers la rivière. En marchant, tantôt pied dans l’eau, tantôt p...

Des montagnes de vêtements, par Nathalie Leclère

Des montagnes de vêtements           Posés à même le sol On pourrait s’y enfouir           On pourrait s’y enfuir Présences multicolores           Sous une avalanche de motifs Camouflages quotidiens           Pour ne pas se perdre de vue. On veut savoir l’origine           La raison de cette présence L’appartenance.           Unique ou multiple ? La montagne s’ouvre,           Serait-ce un volcan ? Des éléments en jaillissent           Des couleurs vives s’en échappent On cherche la perle rare           Des strass scintillent Des mains s’affolent,           Des cris résonnent Victoire de l’avoir trouvée !           Désespoir de l’avoir perdue Dans ...

Barbe bleue, par Martin Chabert

Le voile. Depuis qu’elle est arrivée, je ne ressens plus rien. Les volets restent clos et je n’en peux plus de l’attendre dans le noir qu’elle me soulève. Rien ne se passe. Son corps inerte, son souffle seul me parvient parfois d’entre mes mailles. Qu’elle est belle pourtant. Qu’elle est jeune aussi, comme les autres, et comme les autres pourquoi s’accroche-t-elle à sa robe jamais encore retirée ? Attend-elle ? Qu’attend-elle ? La rigidité qui l’habite semble s’acharner sur la dureté d’un  souvenir ou d’un espoir. La cérémonie, la fête, le sacré, ce genre de pacotilles. Je connais cette manière de disparaître, son visage sous une voilette, l’effacement du sourire. Maintenant mes yeux peinent à apercevoir sa silhouette flottante. On dirait un ange glacé, frigorifié, sans drap ni couverture, exposée sans personne pour la regarder dans sa vitrine. Attend-elle ? Qu’attend-elle ? La fenêtre. Je suis froide même en été. Pourtant je suis exposée plein sud. C’est q...

Nouveaux départs, par Martin Chabert

un homme une femme une petite fille ont disparu au passage piéton le feu est rouge les pierres meulières mouillées entre lesquelles l’eau comme les ruelles se faufilent minces filets de la dernière pluie hier avant-hier hiver zigzaguant sous les arbres morts les feuilles mortes glissantes collantes décomposées à l’angle de la rue ils ont tourné avant le porche en briques avant deux poteaux interdisant l’accès aux véhicules motorisés sur l’allée aux petits pavés roses et bleus passés hexagonaux le ciel n’était pas gris le jour était levé il y avait une certaine luminosité une luminosité suffisante un collège un skate-park un ballon sur la route une rue peu passante une chicane un bout de ville très résidentiel les voitures à cheval empêchant malgré tout le passage manquant presque de se renverser tant le trottoir est haut la nuit elles foncent sur moi les ailes déployées sortant du grand bâtiment noir aux fenêtres étroites un manoir perdu en zone résidentielle de vrais fleurs qui fanent...