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Le lac, par Nina Garde

        « Le silence de la nuit est le lac le plus profond de la terre. »


Avez-vous déjà remarqué
comme parfois la nuit
chaque chose change ?
Vous êtes dans votre lit,
la fenêtre est ouverte vers le jardin
et en quelques instants
tout change.

Un voleur est en train
d'escalader la gouttière,
il s’approche de la fenêtre
et cric !
dans la pièce voisine
vous entendez des bruits de combat,
des coups, et zou !
le voleur a été jeté par la fenêtre.

Un long silence.

Quelques minutes plus tard,
vous voyez le faisceau
de sa lampe de poche
traverser votre chambre.
Il y a d’autres voleurs,
en bas, dans le jardin,
ils font les cent pas,
ils s’impatientent.

Vous vous recroquevillez dans votre lit,
vous fermez les yeux,
vous vous faites tous petits.

Quand le matin se lève,
vous respirez enfin!
Un peu embarrassés,
mais aussi soulagés.

Vous vous dites : ce n’étaient que des hérissons !
Vous vous dites : ce n’était que la lune !

Mais parfois, la nuit,
les choses peuvent
se transformer
véritablement…

 

***

 

C’est la nuit des merveilles
où chaque chose change.

L’encre noire coule des fissures du ciel,
écrit l’histoire de la nuit,
fait jaillir les reflets bleu de Chine
du dessous de la lune.

Les doigts de fée poilus
jouent de leurs baguettes
et les entrailles de la terre se retournent sous leurs sandales de sang.

Elles caressent la terre rêche
et de l’eau vive en coule,
fait jaillir de la terre de grandes poignées d’étoiles.

Un grand lac s’est ouvert

au milieu de la nuit.

La lune descend sous les nuages obliques
et tombe au fond du lac.

Au milieu comme une île un château s’est dressé
coiffé de mille tours.

Le ciel tout doucement
se décroche
et on voit briller dans l’eau toutes les étoiles     
comme des pierres précieuses
et elles indiquent ainsi au promeneur égaré

tous les chemins possibles.


***


Le petit matin apparaît aux fenêtres
et on découvre au milieu de la forêt dressée, serrée,
un grand lac qui s’ouvre
comme une gueule béante.

On commence à raconter d’étranges histoires.

Des choses s’y passent à la tombée de la nuit.

On s’y baigne pour oublier
la tristesse,
l’ennui, pour oublier
sa lâcheté.

Mais ceux qui s’y baignent le soir

n’en ressortent pas.

Les doigts de fée poilus y entrelacent alors les
reflets bleutés de
leurs
destins passés.

De leurs mains rêches,
elles font tournoyer
leurs peurs.

Elles font danser la poussière
sous leurs sandales de bois
et ils y restent    longtemps,

à ressasser des visions toutes droit sorties
de leurs rêves     avortés,
de leurs souvenirs inavoués,
des fêlures qu’ils avaient passé tant de temps à soigneusement cacher.

Là-bas on oublie le temps, loin de la lumière du soleil.


***


Un soir, un jeune couple d’amoureux s’y retrouve
pour s’avouer des choses
à demi-mots.

La nuit est noire,     
sans lune
et le ciel semble aussi léger qu’une plume.

Le lac étincelle d’étoiles,
on aperçoit au loin
la silhouette irréelle du château aux mille tours.

Le réveil, au matin laisse l’amoureuse bien esseulée :
seuls les habits vides à ses côtés
lui rappellent le corps aimé.

L’eau du lac est bleue comme le ciel,
s’y reflètent dans les replis les cimes ondulantes
de longs arbres dansants.
Aucune trace de l’amant sur la surface ridée.

L’amoureuse au désespoir s’agenouille au bord du lac et questionne son reflet :

« Cruel étang !
Toi qui caches en ce jour les étoiles que tu as prises du ciel.
Pourquoi as-tu repris l’amant que tu m’as donné hier ?
L’as-tu caché dans tes entrailles trompeuses ? »

A ces mots
surgit un petit poisson
couleur de lune.

« Sèche donc tes larmes.
Ton amant est perdu, il t’a abandonnée.
Tu devrais en faire de même : retourne à ton village.
Dans trois jours, tu auras oublié jusqu’à la couleur de ses yeux. »

L’amoureuse fait mine d’obéir
bien déterminée à revenir au soleil couchant.


***


Au soleil couchant, la voilà revenue.

L’amoureuse,
éclairée par le gros rond lunaire,
qui dort au fond de l’eau,
s’agenouille au bord du lac et hèle son reflet :

« Cruel étang !
Toi qui caches en ce jour les étoiles que tu as prises du ciel.
Je te mets au défi de me rendre mon amant. »

À ces mots
la lune se cache derrière un rocher,
et le lac devient plus sombre.  

Apparaissent alors
des milliers de sentiers d’étoiles
sur la surface de l’eau.

L’une brille en particulier, très loin,
vers le château
et ressemble à une pépite
d’or qui crépite à la surface de l’eau.

Laissant ses habits sur le rivage,
l'amoureuse plonge dans l’eau du lac,
et son corps forme un bel arc tendu avant de disparaître
comme une flèche dans
les eaux bleu de Chine.

Elle suit, longtemps, le chemin céleste
jusqu’à se retrouver dans les     ténèbres    
les plus complètes.

Pas un bruit n’arrive à ses oreilles,
elle est entrée dans les profondeurs du lac, où règne
l’obscurité.

Elle a le sentiment étrange d’être entourée de statues
et quelque chose se réveille
dans son ventre :

la peur. Une peur pétrifiante.

Puis la lumière se fait.

L’espace autour d’elle est éclairé par la lune,
qui creuse des profondeurs,
crée des cavités sombres
et des voies rocailleuses où passent les poissons.

De grandes ombres se dessinent,
qui racontent des histoires pour les yeux de l’amoureuse.

Elle voit l’histoire du loup
et elle s’abandonne à ses dents comme un agneau juteux.

Elle voit l’histoire de la marâtre
et elle se laisse rouer de coups.

Elle voit l’histoire des deux amants
et elle veut s’abandonner aux mains douces de l’être aimé
mais il ne la voit pas, son regard est perdu
bien loin, par-delà les profondeurs du lac

puis il disparait tout à fait.

Le théâtre d’ombres se dissipe,
puis surgit
le petit poisson couleur de lune.

« Je t’avais dit de ne pas revenir.
Qu’es-tu venue chercher
que tu ne savais pas déjà au fond de toi ? »

Elle voudrait lui répondre mais de sa bouche ne sortent que
des bulles de savon,
il lui semble qu’elle est en train
de se transformer en statue.

« Je vais t’aider.
Suis-moi, je vais t’emmener là-haut,
ferme les yeux et suis le son de ma voix. »

Et elle ferme les yeux.

Au réveil, elle aperçoit au loin,
une étoile et cette étoile ressemble à une pépite
d’or qui crépite à la surface de l’eau.


***


Elle suit, longtemps, le chemin céleste
Jusqu’à arriver en haut d’un escalier tortueux
dans lequel elle s’enfonce,

et pendant qu’elle descend
elle sent sur sa peau les caresses
de longues griffes poilues qui réveillent la peur
au fond de son ventre.

Mais à force de descendre, elle finit par arriver,
au milieu du lac,
sur une île,
et sur cette île se dresse la muraille         
immense,
du château aux mille tours.

Armée de tout son courage
elle se lance dans l’ascension
de la muraille.     

Au bout d’un moment le mur devient si lisse
qu’elle croit devoir abandonner

mais de petites tâches de lumière apparaissent,
et quand elle pose la main dessus, elles ont l’air de tenir

alors elle repart.

Arrivée au sommet, elle se laisse glisser
dans l’enceinte du château.

Le lac a disparu et il lui semble que ce château est infini.

Une des portes s’ouvre, comme une invitation,
et elle pénètre une salle entièrement,
complètement,
parfaitement vide.

Mais alors, tandis que la nuit lui semble
noire comme l’encre,

la lumière se fait.

De grandes coulées d’une lumière irréelle,
comme de la lave,
descendent des murs,
dessinent des tapis, de grandes fresques.

Une porte apparait comme une ombre
et l’amoureuse passe dans la pièce suivante,
toute en longueurs

et des fontaines de lumière semblent jaillir du sol,
elle s’y désaltère et toute la fatigue disparait.

Son corps est souple,     elle oublie la gravité
et elle se sent si délicieusement bien
qu’elle en oublierait presque         
ce qu’elle était venue chercher.

Elle se laisse porter d’une pièce à l’autre et à chacun de ses pas
la lumière se coule pour créer de nouvelles portes,
des branches apparaissent chargées de pommes qu’elle attrape et c’est comme si leur éclat coulait dans un jus délicieux au fond de sa gorge.

Après s’être ainsi repue elle se glisse dans un lit fait de la lumière la plus moelleuse qui puisse exister.

Sur le mur se joue un théâtre d’ombres qui lui raconte la merveilleuse histoire
des deux amants qui finissent toujours par se retrouver.

Elle s’endort et les ombres forment des bras épais
qui l’enlacent et la bercent.


***


Le réveil, au matin laisse l’amoureuse bien esseulée.
Le lit a disparu, elle est allongée sur la roche nue.

Tout le jour elle parcourt les salles vides,
désespérant de trouver
quelque part un signe de son amant.

Au crépuscule, les murs commencent à changer de formes
et des coulées lumineuses créent
de nouvelles ombres.

Elle se met à courir,
pour ne plus se laisser tenter
par les sortilèges de l’étrange bâtisse.

Sortie du château, l’amoureuse,
éclairée par le gros rond lunaire,
qui dort au fond de l’eau,
s’agenouille au bord du lac et hèle une fois de plus son reflet :

« Cruel étang !
Toi qui caches en ce jour les étoiles que tu as prises du ciel.
Cesse-donc de me tourmenter.
Je n’ai plus peur de toi et de tes illusions.
Je t’ordonne une dernière fois : rends-moi mon amant. »

Et ce ne sont que des bulles de savon qui sortent de sa bouche.

Mais la surface de l’eau s’agite,
en sort le petit poisson
couleur de lune.

« Suis-moi »

dit le poisson.

Mais elle voit briller, en-dessous d’elle,
une silhouette immobile, raide : c’est celle de son amant.

Alors elle plonge, ignorant les ordres du petit poisson couleur de lune.

Le visage de son amant semble pétrifié de peur.

Elle se hâte vers lui, l’embrasse, mais il est immobile, ses yeux regardent à travers elle.

« Je t’avais dit qu’il t’avait oublié »,

dit le poisson.

Et le lac autour d’eux ricane,
et ça fait comme de petites vagues qui se cognent contre sa peau.

Mais elle ne l’écoute pas.

Elle tire son amant
de toute la force de ses bras,
jusqu’à atteindre la surface et le dépose sur l’île rocheuse.

Elle se couche contre lui, pour le réchauffer et ils s’endorment ainsi
tous les deux au-dessus du lac qui fait scintiller leurs corps enlacés.


***


Au matin, le lac a disparu.

Deux petites fleurs,     
deux jolis boutons d’or ont poussé,
leurs tiges sont entrelacées.

À la place du lac,
dans la chaussée
s’est creusée
une toute petite, une minuscule
flaque
de rien du tout.