À l’ombre d’un mûrier
S’assoient deux amies retrouvées
L’une ouvre son livre, l’autre ses oreilles.
Et ainsi commence son histoire :
Il était une fois sans voix. Il était une voix sans mot. Couchées auprès d’une conteuse enrouée, six petites sœurs muettes dormaient :
Pénélope,
Alice,
Renée,
Désirée,
Ophélie et
Nicole.
Les six sœurs avaient pour coutume, lorsque la saison se faisait rude, de se faufiler dans la demeure de la Chose, pour y faire quelques provisions. Elles étaient si petites, pas plus hautes qu’un demi-pouce, et si discrètes que nul ne remarquait jamais leur présence. Aussi, comme l’automne s’inclinait face à l’hiver, le temps sourit à la disette et la faim ne tarda pas à emplir le ventre des six sœurs. L’aînée, Pénélope, montra du doigt la forêt, par-delà le ruisseau et le vieux village vers la demeure isolée. Après avoir échangé un regard, toutes six, main dans la main, se mirent en route vers la rivière. En marchant, tantôt pied dans l’eau, tantôt pied sur pierre, elles écoutèrent le lit parler :
« Quel fumet délicat chatouille les narines de mon courant ! Pas de doute permis, cela provient de la maison de la Chose; sa viande a dû mijoter au moins douze heures durant. »
A ces mots, les six sœurs se mirent à saliver et elles continuèrent leur chemin.
Bientôt elles parvinrent au vieux village, après le moulin, là où les champs se teignent en blond et après la grand ’rue, là où les artisans s’affairent. En marchant près du fournil, un pied sec, un pied mouillé, elles écoutèrent les corneilles parler :
« Quelles miettes délicieuses, comme cette mie est tendre et comme cette croûte est craquante ! Pas de doute permis, ce pain est pour la tablée de la Chose, le meunier a porté sa plus belle farine ! » A ces mots, les six estomacs se mirent à croasser et leurs propriétaires continuèrent leur chemin.
Une fois la lisère dépassée, les six sœurs s’enfoncèrent dans l’épaisse forêt. En marchant, les deux pieds désormais séchés, elles écoutèrent les marcassins sangloter :
« Quelle gourmandise éhontée de la part de la Chose, ces oignons sont une vraie plaie. Pourquoi Diable fallait-t-il donc que sa charrette soit percée ? »
A ces mots, les yeux des six sœurs larmoyaient tant leur nez se mirent à piquer et elles continuèrent leur chemin.
Alors qu’elles sortaient du bois, leur maigre sac de tissu juché sur le dos, des rires s’élevèrent autours d’elles, s’accompagnant du ronronnement d’un feu, de gémissements de branches qui craquaient sous la chaleur et enfin du cri aigu et perçant d’un cochon de lait que l’on égorgeait. Pas de doute possible, la Chose de ces lieux en avait invité une autre pour ripailler ! Guidées par le doux fumet qui caressait l’orée de leurs narines, elles se dirigèrent à pas de loup vers l’entrée du jardin de curé. Sur le pas de la porte, les six sœurs furent surprises par des éclats de voix d’un autre genre. Le ciel s’était couvert comme une grosse marmite sur le feu et le tonnerre menaçait de quitter ses apprêts de nuages. L’ambiance de la fête tournait au vinaigre. Pénélope, Alice et Renée souhaitaient passer par-dessus la porte pour repérer les mets appétissants tandis que Désirée, Ophélie et Nicole pointèrent le dessous pour s’éviter une ascension périlleuse. Faute d’avoir su trouver un compromis, le groupe se scinda : les trois plus jeunes escaladèrent l’encadrure, centimètre par centimètre, laissant tout le loisir à leurs aînées de se glisser dans la fente entre le sol et la traverse basse.
Par le temps où les six petites sœurs arrivèrent vers le milieu de la cour, la bonne entente et l’effervescence bouillonnante du repas s’étaient évaporées. La Chose et la Chose invitée, lesquelles étaient toujours attablées devant leur banquet, étaient bien trop occupées à se quereller pour remarquer les six sœurs, et ce, qu’elles viennent du haut de la porte ou du bas du sol. Tour à tour, elles se firent la courte échelle, se juchant d’abord sur la chaise puis son dossier pour atteindre le plateau de la table.
Elles s’affairaient à récolter des petits bouts de viande longuement mijotés, des petits bouts de pain bien frais et des petits bouts d’oignons encore coiffés. De temps à autre, toutes six jetaient des coups d’œil aux deux Choses énervées, lesquelles n’avaient de cesse de râler, grommeler et même grogner. Entre deux vociférations, la moutarde monta si vivement au nez de la Chose, lequel lui était fort grand, qu’elle abattit son poing sur la table avec une telle vigueur que les six sœurs se retrouvèrent flottantes dans les cieux comme des raviolis dans une casserole bien remplie.
Comme il aurait fallu que la Chose soit plus raisonnable et habile d’esprit pour se rendre compte de la démesure de son emportement, elle ne trouva pas que le moment fut bon pour souffler quelques mots bien sentis dans le but d’apaiser la tension. Bien au contraire, la Chose inspira autant d’air que sa bouche le lui permit, et Dieu sait qu’il lui avait fait large, tant et si bien que les six sœurs tantôt éparpillées dans les airs, se retrouvèrent aspirées dans la gorge de la Chose.
Renée, suivies de ces cinq sœurs, dégringola tête la première dans la cavité buccale et rebondit sur la surface humide et spongieuse de la langue. Avant de plonger dans l’œsophage, elle eut tout juste le temps d’attraper la cheville de sa sœur qui la talonnait. Toutes firent de même avec la suivante jusqu’à ce qu’Alice, qui s’était trouvée être la dernière, n’eut plus de cheville à attraper. Elle lança donc hasardement sa main gauche dans l’obscurité naissante et saisit, non sans surprise, une partie gluante et souple qu’elle supposa être la luette de la Chose.
Il faisait maintenant bien sombre dans le couloir de chair vertical et les six sœurs ainsi soudées, n’eurent pas la force de remonter. La chaîne qu’elles formaient se balançait de gauche à droite et cogna le boyau qui les retenait prisonnières.
La Chose, à l’air libre se trouva bien embêtée :
« Misère, voilà que ma gorge me démange, il y a comme un troupeau de fourmis qui court en mon for intérieur. La douleur tourne, susurre, appelle, rugit et s’abat comme un martinet vengeur. Il me faut de l’eau pour faire taire les échos de ce feu qui hurle tout bas ! »
Et la lumière revint dans l’antre. De l’ouverture béante jaillirent des torrents détrempés s’effondrant en cascade sur la chaîne sororale. Un à un, les maillons cédèrent pour disparaître dans les tréfonds.
Le courant dans le tuyau avait séparé la farandole en deux groupes qui glissaient le long du boudin annelé. De fait, lorsque le périple déboucha sur une cavité horizontale plus large bien que basse de plafond, Pénélope, Alice et Renée se retrouvèrent du côté gauche tandis que Désirée, Ophélie et Nicole étaient tombées du côté droit. Les six sœurs y voyaient à peine, tout juste assez pour se distinguer les unes des autres. Renée, toute désemparée, se releva et ayant aperçu ses sœurs en face se mit à courir vers elles. Les trois plus jeunes agitèrent leurs bras en de grands battements nerveux et Pénélope et Alice qui s’étaient élancées à sa poursuite la saisirent juste à temps. Entre les deux côtés de la poche où elles avaient atterri s’enfonçait un grand gouffre noir, semblable à celui qui les avaient menées jusqu’ici. Les six sœurs s’en retournèrent donc chacune de leur côté et commencèrent à tâter les murs à l’aveuglette à la recherche d’une porte, qui sait ? Les minutes passèrent et leurs doigts s’enfonçaient vainement dans la molle moiteur des parois. Prises de chagrin et ne pouvant se faire signe, les six sœurs s’assirent, trois à gauche, trois à droite.
Les minutes passèrent. Tout doucement, Pénélope ouvrit les yeux, elle décrocha son autrefois maigre sac de tissu, qui au dîner, avait fait gras et plongea sa main dans ses entrailles. Elle en sortit un bout de viande bien mijoté. Alice, que les mouvements de sa sœur avaient réveillée, se frotta les yeux et fit de même. Toutes deux, main dans la main, couvrirent le trou de viande et il semblait que leurs mains ne faisaient qu’une.
« P.. Pa ! »
Elles réveillèrent alors Renée et s’engagèrent toutes trois sur la passerelle de fortune. Il faut dire qu’elles étaient légères, aussi légère qu’une soupe de Carême et elles ne tombèrent pas. Les six sœurs qu’elles étaient s’assirent ensemble et soulagées ne tardèrent pas à s’endormir.
Les minutes passèrent mais le sommeil fut de courte durée. Bientôt, Pa, Renée, Désirée, Ophélie et Nicole furent sorties de leur torpeur par une sensation vive d’humidité brûlante. De l’eau qui pique montait. Pa, Ophélie et Nicole, prises de panique, pétrissaient la douleur liquide de leurs mouvements de pieds frénétiques, courant à droite, puis à gauche, d’un côté, puis de l’autre, tels des porcs enfermés dans une chambre à gaz. Renée et Désirée prirent une grande bouffée d’air et cependant que la brûlure léchait leurs jarrets, elles décrochèrent leur sac de tissu, désormais bien repus, pour en tirer des bouts de pain. Ainsi, les deux sœurs, main dans la main, grimpèrent sur la mie et l’on eût dit que celles-ci ne faisaient qu’un.
« P.. Par ! »
Les autres sœurs les rejoignirent et les minutes passèrent. L’eau lisse avait dégazé et s’était lassée de monter. Les six sœurs, sur leur radeau de fortune flottant au milieu de la cavité, écoutaient leur estomac croasser. Alors Ophélie et Nicole décrochèrent leur sac de tissu, que la récolte avait calé, et en sortirent deux bouts d’oignon encore coiffés. Toutes six, main dans la main, se mirent à manger puis à pleurer. Les minutes passèrent encore et comme elles se blottissaient, on aurait pu croire dans l’obscurité, que leur corps ne faisait qu’un, telle une grosse boule agglomérée. Toujours est-il qu’à force de larmes le niveau ne cessa d’augmenter, tant et si bien que la Chose en fut indisposée :
« Misère, voilà que mon ventre se tord, il y a comme un tapage fielleux qui crie en mon for intérieur. Ma gorge se serre, mon diaphragme se contracte à mesure que cette rumeur remonte comme du lait oublié sur le feu. Il me faut recracher ce relent fiévreux ! »
Le mot en boule déboula du fond du gosier sur son radeau à moitié délité et c’est ainsi que porté par la force d’un rejet salivaire, l’Humain fit ce qu’il aurait tantôt dû faire, parler.
« Pardon ! »
Il fût une fois. Il fût une voix. Couchées auprès d’une conteuse soulagée, six petites sœurs siamoises dormaient :
Pénélope,
Alice,
Renée,
Désirée,
Ophélie et
Nicole.
À l’ombre d’un mûrier
Se sont assises deux amies retrouvées L’une a ouvert sa bouche, l’autre ses oreilles.
Et ainsi s’est finie son histoire.