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Alice Torrel, par Cécilia Tarek Strano

Alice fixe son reflet et les plis de souvenirs qui s'y sont déposés. La vie a coulé derrière elle, tellement coulé d'encre que les poches sous ses yeux ont foncé vers un bleu terne et délavé. Loin du bleu roi, du bleu cobalt ou du bleu turquoise.

Malgré ce bleu fade qu'elle endosse, Alice semble être en harmonie avec le carrelage grès cérame indigo de sa salle de bain. Elle se fond dans le décor comme ce fond de teint incrusté dans les pores du meuble sous l'évier.

En cette nuit hivernale nappée de neige, de givre et de glace, Alice, réfugiée dans la salle d'eau de son appartement situé au 4ème étage, se lave les mains, se savonne les paumes, récure ses ongles et se frotte les doigts l'un après l'autre sans jamais lâcher du regard son image.

Huit ans que chaque nuit, entre 1h et de 2h du matin, elle sort de son lit, se traîne jusqu'à l'évier, ouvre le robinet et laisse couler un filet d'eau sur ses mains fatiguées. Huit ans que ce geste est devenu une habitude qui est devenu un rituel qui est devenu un besoin qui est devenu une nécessité pour devenir une obsession.

Alice, le dos voûté, maintient son regard azur dans le miroir. Elle croise ce vieux souvenir qui toutes les nuits, à la même heure, vient la hanter.

L'eau ruisselle sur ses mains. Tiède. La température doit être tiède. Dix minutes de rinçage de mains, il vaut mieux que cette manie en devienne agréable pense Alice.

L'eau glisse sur sa peau et se fracasse sur la céramique de l'évier. Des jets de cette nuit lointaine la reviennent. Ils sont flous ces souvenirs. Les mains sur elle alors qu'elle n'avait pas envie.

Tout a commencé il y a huit ans ou plutôt quand elle était enfant. En fait, tout a commencé il y a si longtemps qu'Alice ne sait plus si elle a vécu un jour sans.

L'eau s'écoule comme une ancre qui se jette au milieu de la mer et s'enfonce au fond des eaux salées de la Méditerranée. L'eau s'enfuit par la bonde, file dans les canalisations et se jette au large.

Alice se projette plus loin et nage vers les vagues de réminiscences. Cette première nuit où tout a commencé, Alice s'en rappelle. Les moindres détails lui restent gravés dans la chair.

L'eau coule. Rien ne l'arrête. Alice a ouvert ce robinet pour la première fois il y a huit ans. Cette nuit où elle a opté pour la liberté. Cette nuit où elle a décidé de noyer le mal. « C'est le prix à payer pour être libre se rassure souvent Alice ».

Huit ans se sont écoulés depuis son premier rinçage de mains. Huit ans où elle a fait couler ce liquide épais sur le gravier. Huit ans. Le temps passe. Cette eau persiste à filer entre ses doigts. Chaque nuit, Alice reproduit ce geste : se laver les mains, les essuyer à l'aide d'une serviette et scruter chaque pli de sa peau pour vérifier qu'elle n'ait rien oublié. Alice ne doit pas avoir les mains sales. Pas une impureté. Pas une tache. Pas un grain de sable. Rien. Alice doit rester blanche comme neige, cette même neige qui tombe derrière les fenêtres.

« La vengeance est un plat qui se mange froid » se répétait-elle. Dans le même élan qu'une louve, Alice, une nuit de pleine lune, avait choisi d'être tapie dans les bois, de se faufiler, le flanc contre terre pour se ruer sur son cou. Un cou vu de trop près et bien trop souvent.

Cette nuit-là, le couteau est tombé, le sang a coulé. Les mains d'Alice en étaient maculées. Un bref instant, Alice avait hésité. Brièvement. Vraiment brièvement. Car, quand une vengeance a été mijoté, hésiter n'est pas une option.

Face au miroir, Alice se dévisage : ses pommettes creusées, sa chevelure blond cendré qui lui tombe sur les épaules. Alice sourit devant son reflet. Ses cernes, elles les aiment, elles ont remplacé les bleus du passé. Elle jette un œil à son smartphone bleu électrique : 1h44 du matin.

« 8 min 33 de lavage de mains, ça suffit ce soir. » Elle ferme le robinet. Car Alice, contrairement à certains, ne boira pas la tasse.


Le temps fait son travail. Alice a fait le sien. Son mauvais souvenir a coulé dans la mer et gît entre les algues et les rochers.


« C'est le prix à payer pour atteindre sa propre liberté. Devenir bourreau et se laver les mains. Ce n'est qu'un petit prix à payer. » pense-t-elle quand elle éteint la lumière de la salle de bain.


Le temps joue son rôle de maître et de marionnettiste. Tout être vivant est soumis à son sort. Alice, comme tous, traverse la vie avec cette même épée Damoclès sur la tête. Mais, des exceptions existent qui font que pour certains brandir l'épée fait partie de leur chemin.


Mais, revenons en à Alice. Alice Torrel qui a fini par arrêter de se laver les mains.

 

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