L’histoire que je vais vous raconter me vient de ma grand-mère. Je l’ai peu connue car elle passait son temps en voyage.
Elle en revenait toujours avec des choses étranges. Un jour elle arriva avec des malles remplies de nouveaux habits, mais avec les cheveux aussi courts qu’un militaire. Une autre fois, elle ramena une magnifique petite flûte en terre, mais sans aucune de ses affaires.
On ne savait jamais où elle partait, ni quand elle rentrerait. Et c’était bien comme ça.
Je vais tenter de vous raconter l’histoire comme elle le fit, un soir d’hiver.
Cric
Crac
Font les bûches dans le feu
Cric
Crac
Font les poutres au-dessus de nos têtes
Ce soir, dans le ventre du moulin
Tout s’est arrêté
L’activité est en suspend
Le bruit de la meule résonne encore dans les oreilles engourdies de travail.
On peut voir les ombres de la famille danser sur les pierres au rythme du feu.
A l’étage, les sacs sont pleins de l’or des champs.
On voit les lèvres fines et craquelées s’étirer en de tristes sourires.
Dans certains cœurs, les sons de la ville et le bêlement des moutons tambourinent.
Dans d’autres ce sont de grandes plaines sèches qui règnent en paysage. On sent que bientôt, nous serons moins nombreux.
Durant la préparation du dîner, tout est silencieux. On n’entend que le crépitement du feu et le tintement des gamelles.
Les cuissons terminées et les premières bouchées avalées,
La vielle se met à parler.
Elle parle longtemps
Presque toute la nuit
Elle raconte les temps anciens, les sécheresses, les pluies ravageuses, le gel. On rit quand elle évoque ses premiers bals, ses maladresses de jeune mère, ses premières récoltes.
Puis viennent les douleurs. Les pertes successives, le premiers sang, l’enfant à peine sorti, le mari jamais revenu…
La nuit s’écoule au récit de ses vies et de celles des autres. Le feu endort et hypnotise.
Petit à petit, je ne vois plus que les trous dans sa bouche laissés vacants par les dents tombées.
Ils s’animent, elle est comme un vieil orgue de barbarie à la mélodie enrouée ; colportant ses histoires de villages en villages.
En me plongeant plus profondément encore dans ses trous de bouche, je vois
Les hauts plateaux tantôt secs,
Tantôt enneigés,
Je vois les lumières des ruelles animées, les danses effrénées, des pas qui piétinent le sol et soulèvent la terre,
Je vois la densité d’une vie dans le trou noir de sa gorge.
Soudain
Un grand oiseau sort des flammes
Il vient vers moi
Et je m’endors dans ses bras
Au petit matin, toute la famille se met à préparer le campement pour le soir. Les petits vont cueillir des mures et des framboises. De la viande séchée est emballée. Les outils et les couvertures, empaquetées. Au fil de l’après-midi, tout le monde part pour la rivière. Les premiers arrivés construisent une grande plateforme qui accueillera la famille pour la nuit. Les suivants viennent avec la nourriture et allument un feu.
Enfin, à la tombée du jour, la vieille arrive. Elle a revêtu sa dernière tenue. Depuis des semaines, chaque membre de la famille travaillait à lui confectionner un habit. Ses frères et sœurs lui firent culotte et pantalon, ses enfants une longue robe, ses petits-enfants un pull de laine, et les tous petits s’occupèrent de sa coiffure avant le départ. Feuilles et fleurs s’entremêlent avec ses cheveux tissés en deux grandes nattes qui tombent sur sa lourde poitrine.
Ce soir la vieille ne parle plus. Elle est arrivée au bout de ses mots. Alors nous nous réunissons auprès du lac pour qu’elle lise une dernière fois dans les étoiles. La famille se met à chanter. Les chants des blés, ceux des lavandes et des chênes, qui l’accompagneront dans sa traversée.
Mais ma voix reste coincée. Suis-je moi aussi arrivée au bout de mes mots ?
Mes yeux sont presque clos alors que je voudrais m’éveiller, sortir de ce tableau figé et des ces paysages familiaux. Me faire mes propres trous.
Mais voilà que j’entends le lac me dire doucement :
Je sais que quels trous tu parles… Tu l’attends, mais n’est pas en te couchant jours après jours sur ce rocher qu’il viendra. Tout ventre est vide mais tu ne veux pas d’un petit caillou. Tu t’endors entre les racines de l’arbre mais tu ne veux pas d’un petit chêne. Glisse-toi en moi et nous coulerons vers d’autres cours, vers d’autres lits, au pied d’autres moulins et sous d’autres ponts. Laisse-toi visiter par les truites et les alevins. Quitte ce trou et vole vers les collines. Change de mots et de maisons. Alors tu sentiras ton ventre bien rempli.
Dans la nuit, un réveil. Les braises sont encore très rouges et il suffit de les titiller légèrement pour que le feu reprenne.
La vieille n’est déjà plus là. Sur sa couche, il ne reste d’une dent percée.
Elle disait que c’est par ce trou que rentraient les histoires.
Alors de peur que sans bouche, les histoires glissent hors de la dent, je la place sur ma langue. Je sens son goût, ses contours râpeux, un instant. Et je l’avale.
Au petit matin, la famille se lève doucement. Chacun sait que le lit est vide désormais. Les petits se mettent des fleurs et des feuilles dans les cheveux pour le retour. Pour que la vieille rentre quand même un peu au moulin. Il est temps de retrouver les moutons et les sacs remplis de l’or des champs.
Le groupe part devant et je demeure un moment auprès de la rivière. Quelque chose apparaît derrière la colline. Un grand milan passe au-dessus de l’eau et son ombre caresse mon bras comme une invitation. Je laisse le lac derrière moi et prend le chemin du retour.
Cric
Crac
Font les bûches dans le feu
Cric
Crac
Font les poutres au-dessus de nos têtes
Ce soir, l’activité a repris au moulin. On se donne des nouvelles du marché, on discute du prix du foin, on espère qu’il pleuvra bientôt.
Les gamelles se vident, les lèvres craquelées avalent bruyamment les dernières gouttes de soupe et s’étirent en de généreux sourires.
Personne de s’étonne de ma voix coincée, ni de ma gamelle pleine. Mon ventre gronde et la dent percée me donne la nausée. Ma mère attise le feu et de grosses gouttes me perlent du front. L’oiseau est prêt à bondir hors des flammes pour m’emporter. J’y vois danser des visages inconnus, des masques dans la nuit, des tambours résonnent dans mes oreilles. J’entends les chants des lavandières qui médisent contre le maire, les cris d’une vache dont le petit peine à sortir, le crissement de pneus de voiture.
Toute la famille se tient autour de moi et ma mère attise encore le feu.
Cette fois, l’oiseau m’emporte et je m’endors dans ses bras.
Dans la nuit, un réveil, mon ventre est énorme. Le bruit des couvertures tire mon père du sommeil. Il ravive le feu puis disparaît. Il revient avec une petite flûte de terre et tandis que je la pose sur mes lèvres, le trou de la dent dans mon ventre se met à souffler très fort. Longtemps, toute la nuit. On me laisse souffler dans la petite flûte jusqu’à ce que le trou de la dent se vide entièrement. Lorsqu’elle se tait, on entend plus que quelque tintement de bol du petit déjeuner. Mon ventre est plat et un chant sort enfin de ma gorge.
Le ventre dans un vie
Plusieurs fois se vide est se remplit
Par le mien la vieille a donné
Son dernier souffle troué
A mon tour je pars
Et quatre saisons plus tard
Je reviens
Le ventre à nouveau plein
Alors vous écouterez les chants récoltés
Ou nourrirez un petit être bien né
A ce moment de l’histoire, les plus petits s’étaient déjà endormis.
Alors ma grand-mère se mettait à chanter pour accompagner les rêves, jusqu’au bout de la nuit.