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Barbe bleue, par Martin Chabert

Le voile.
Depuis qu’elle est arrivée, je ne ressens plus rien. Les volets restent clos et je n’en peux plus de l’attendre dans le noir qu’elle me soulève. Rien ne se passe. Son corps inerte, son souffle seul me parvient parfois d’entre mes mailles. Qu’elle est belle pourtant. Qu’elle est jeune aussi, comme les autres, et comme les autres pourquoi s’accroche-t-elle à sa robe jamais encore retirée ? Attend-elle ? Qu’attend-elle ? La rigidité qui l’habite semble s’acharner sur la dureté d’un  souvenir ou d’un espoir. La cérémonie, la fête, le sacré, ce genre de pacotilles. Je connais cette manière de disparaître, son visage sous une voilette, l’effacement du sourire. Maintenant mes yeux peinent à apercevoir sa silhouette flottante. On dirait un ange glacé, frigorifié, sans drap ni couverture, exposée sans personne pour la regarder dans sa vitrine. Attend-elle ? Qu’attend-elle ?

La fenêtre.
Je suis froide même en été. Pourtant je suis exposée plein sud. C’est que je reste cloîtrée derrière le volet. Quel gâchis pour les visiteurs ! Au temps de mon édification, on a pourtant construit la maison autour de moi tellement je possède une vue admirable ! Je n’avais pas à me plaindre de ce côté-là. Aujourd’hui, que voulez-vous, les gens n’ont plus les mêmes préoccupations, les mêmes centres d’intérêt. Ils ne prennent plus le temps de regarder au-delà des murs ; ils ne voient que leurs murs. Et moi, à la longue, je sens que je m’y habitue. Que je deviens de mon temps. Comme si mes paupières ne voulaient plus répondre. Est-ce qu’on voudrait m’empêcher de voir ? Tout le monde devrait avoir accès à ce qui se trouve devant soi. Je ne vois plus que par d’infimes fentes d’infimes liserés de lumière dont je suis réduit à guetter les moindres variations. Je veux être éblouie, salie par les embruns, cognée par les oiseaux, nettoyée par la pluie, au lieu de quoi on me laisse, on me stocke, on m’inutilise, propre, vierge, morte. Que voudrait-on m’empêcher de voir ?

La porte.
Je n’ai pas peur du noir. Je n’ai pas peur des secrets. On m’ordonne, j’exécute. Les charnières sont solides – je ne tremble pas. Mes gonds sont graissés – je ne grince pas. Je sens bien que je n’ai pas bonne réputation. Qu’ils parlent à qui les entendra ! D’ailleurs, il rentre. Il est rentré. Il a sur moi sa main posée.