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La brodeuse de l’ubac, par Fauve Beauvieux

Savez-vous que les araignées sont symbole de créativité et de persévérance ?
Souvent détestées, effrayantes avec leurs huit pattes et leur dizaine d’yeux, voire annonçant la mort et les forces du mal, n’oublions pas qu’elles sont aussi un signe de maison saine. Les légendes disent que se sont elles qui tissent le destin. Mais les araignées de cette histoire-ci ne vont pas l’écrire, juste soutenir notre héroïne pour plus de lumière.

Au tout début, il y avait la montagne. Majestueuse. Si haute qu’elle touchait les nuages. Sur l’ubac de cette montagne se trouvait un chalet. Il était de couleur grise pour se confondre avec le paysage, et avait un toit vert pour faire comme les sapins. C’est dans ce chalet discret que vivait notre héroïne. Elle y est née, elle y a toujours été. Depuis quand était-elle seule ? Elle ne s’en souvenait plus, cela commençait à dater. Descendante d’une lignée de brodeuses et pour avoir un peu de lumière dans sa solitude, elle était capable de réaliser des fleurs tellement réalistes qu’on avait l’impression que les pétales venaient juste de recevoir la rosée du matin. Ses motifs étaient d’une beauté resplendissante. Quel était son secret ? Et bien elle rajoutait toujours à ses fils, qui avaient des couleurs d’aspect morne, des fils de toile d’araignée. Ce sont eux qui donnaient la brillance tant appréciée. Et où se fournissait-elle, allez-vous me demander ? Tout simplement dans sa grange. Elle s’était faite copine avec une colonie d’araignées, et, en échange d’avoir du fil, elle faisait en sorte de toujours mettre du crottin frais pour attirer les mouches et autres insectes.
Avec son talent indéniable, elle vendait ou troquait facilement ses œuvres au marché du village d’en dessous, une fois par semaine. Il le fallait bien, car les légumes ne poussaient pas, et tout être a besoin de nourriture pour survivre. Elle avait un tel succès et une telle réputation qu’au fur et à mesure des années, elle ne s’en inquiétait plus.

Bien que sa vie sembla parfaite, ça n’était pas facile de vivre perpétuellement à l’ombre. Et par conséquent, notre héroïne voulait être un oiseau. Pouvoir s’envoler et sentir les rayons du soleil. S’y baigner. Et par-dessus tout voyager. Voir le monde entier et sa lumière  ! Elle sentait son souhait dans ses tripes quand elle observait les rapaces et les petits oiseaux au-dessus d’elle. Un pincement au cœur récurrent survenait quand elle trouvait une plume abandonnée. Et tous les soirs, elle racontait à ses petites amies le voile noir qui avait pris place en elle.

Puis il y eut ce jour d’entre les jours, que l’on retrouve toujours dans les histoires.

C’était jour de marché, et pour aller au village d’en dessous, notre héroïne prit le sentier capricieux qui descend, chemina en aval du ruisseau glacé, longea l’orée de la forêt noire, et y arriva. Sur la route, elle croisa une nuée de papillons agglutinés sur un tronc mort. C’était la première fois qu’elle en voyait autant et elle s’émerveilla de toutes ces couleurs.

Arrivée sur la place principale, une fois son stand installé, dans le brouhaha du marché, elle croisa un regard. Tout s’arrêta autour d’elle. Silence soudain. Le visage qui le portait, elle n’y fit pas attention. Ce regard était sûr de lui, et la transperçait de l’intérieur. Il la toucha droit au cœur. Et son cœur put lire tout ce que ce regard avait traversé : du dégoût, du rejet, de la haine, du mal-être, de la révélation, de la transformation et, enfin, de l’amour. Elle observa alors ce qui se rattachait autour. Des yeux si bien maquillés que c’en était de l’art. Une bouche couleur rubis. Des cheveux roux et bouclés qui tombaient en cascade de chaque côté du visage. Une mâchoire carrée et imposante qui laissait apparaître des restes de barbe fraîchement rasée. Un corps voluptueux, immense, perché sur des talons infinis. Cette femme colossale vint à sa rencontre.

« C’est toi la fabuleuse brodeuse dont tout le monde parle ? »

Cette voix. Définitivement grave. Définitivement rauque. Et pourtant d’une telle douceur qu’elle demeurait une caresse à ses oreilles. Notre brodeuse lui grommela un petit « oui, c’est moi », tant elle était émue et impressionnée qu’une si grande beauté  vienne lui adresser la parole.

« J’ai vu ton travail. Il est incroyable. Tes pétales sont fraîches, elles brillent bien mais pas assez à mon goût. Ne le prends pas mal, je trouve juste que ça manque d’intensité, de pep’s quoi ! Ne connais-tu pas le célèbre dicton : "Enveloppée de paillettes, la vie est bien plus chouette" ? »

Mais de quoi parlait-elle ? Souvenons-nous qu’à part vivre dans son chalet et descendre au marché du village d’en dessous une fois par semaine, la brodeuse ne connaissait pas grand-chose d’autre. A ce moment précis, elle se rendit compte de la multitude de choses qu’il lui restait à découvrir. Dont elle avait envie de découvrir.

Apercevant son interlocutrice décontenancée et bloquée dans sa tête, notre gracieuse rouquine lui secoua délicatement le bras pour qu’elle revienne dans la conversation. Elle se racla la gorges et enchaîna :
« Bref, je voulais donc te demander, si tu es d’accord, de pimper ma longue robe noire de soirée avec tes belles fleurs, mais, en rajoutant des tonnes de paillettes !
Je vois que tu restes perplexe. Viens chez moi demain, ma maison est au bout de cette rue, après le monument aux morts. Je te donnerai le matériel. Je te fournirai tout ! »

Cette dernière phrase fut agrémentée d’un clin d’œil. La somptueuse rouquine s’en alla, laissant notre brodeuse pantoise. Il lui fallut un petit temps pour se remettre de ce tourbillon d’émotions. Elle attendit la fin du marché, fit ses courses et rentra chez elle retrouver ses araignées chéries. Celles-ci remarquèrent un petit changement. Leur colocataire semblait presque joyeuse. Elles n’en dirent rien, mais se réjouissaient pour elle sous cape.

La nuit passa, et le lendemain, la brodeuse se mit en route pour le village, un tantinet ravie. Elle prit le sentier capricieux qui descend, chemina en aval du ruisseau glacé, longea l’orée de la forêt noire, et y arriva. Elle se dirigea dans la rue indiquée la veille, puis tomba sur ce fameux monument aux morts. La statue représentait un serpent gigantesque, la tête dressée sur le haut de la queue, droite, imperturbable, imposante. Dans ses yeux en forme de lame de couteau brillait du cristal de roche, ce minéral transparent que l’on trouvait facilement dans la région. En l’absence de teinte, on pouvait les traverser, voir à l’intérieur, se perdre dans les tréfonds. La brodeuse eut un frisson. Ces yeux lui rappelèrent ce qu’elle avait éprouvé le matin d’avant, lorsqu’elle croisa pour la première fois le regard de cette femme fantastique.
Elle quitta le serpent pour aller pousser un petit portail peint en violet. En continuant dans le jardin, elle remarqua une haute pierre tombale à sa gauche. La brodeuse alla devant pour y lire l’épitaphe. Ce n’en était pas une, mais un poème qui déclamait :

La peau.
Changer de peau.
Découvrir celle d’en dessous.
Peau de lave,
Peau de pierre,
Peau de fourrure.
Qu’une autre personne nous l’arrache
Ou soi-même.
Que ce soit méchant,
Que ce soit bienveillant,
Aller chercher au plus profond
Ce qui nous rend aveugle,
Ce qui nous éloigne de notre essence,
La peau.
Abîmée par le soleil,
L’existence,
Les cicatrices,
Les frissons,
Les caresses,
La peau.
Pour se renouveler,
Ressentir à nouveau,
Changer de peau.
Faire ressortir la lumière,
Briller.
La peau.
Laisser couler,
Cicatriser,
Changer de peau.


Elle entendit alors une voix chaude derrière elle qui lui dit tout bas :
« C’est moi qui l’ai fait. Dans ma vie d’avant, j’étais marbrier. Je n’aimais pas forcément mais je n’ai pas eu le choix, une tradition familiale. Puis, au bout d’un certain nombre d’années, j’ai eu une révélation intérieure, je me suis donné le droit d’être moi-même. J’ai donc écrit ce poème, je l’ai gravé et j’ai enterré ma vie d’avant ici. Nous touste, sur terre, sommes autorisé.e.s à nous apprécier. Nous voulons juste nous aimer nous-même. »

Des larmes coulèrent sur les joues de notre brodeuse. Il lui manquait quelque chose dans son corps. Cette dernière phrase la toucha, encore une fois, droit au cœur.

« Allez ma belle, viens, que je te montre ce que c’est, des paillettes ! Sèche tes larmes, toi aussi tu y arriveras, tu verras. »

Une fois à l’intérieur, la brodeuse fut stupéfaite. Elle ne savait plus où donner de la tête. Tout dans cette maison étincelait. De la table à la râpe à fromage, en passant par des petits bocaux remplis de liquides assez étranges, des couleurs éclataient de tous les côtés. Des couleurs vives. Des couleurs de joie. Des couleurs de bonheur. Flamboyant à souhait.

Notre hôtesse lui sortit la robe ainsi qu’un petit coffre. Quand elle l’ouvrit, des faisceaux lumineux en jaillirent. En regardant à l’intérieur, la brodeuse vit des petits sequins, [ces paillettes-perles rondes avec un trou au milieu que l’on pouvait, avec l’aide d’un fil, coudre sur les vêtements]. Elle n’en croyait pas ses yeux. Autant de clarté illumina son visage. Le petit sourire en coin en face d’elle termina :
« Voilà. Je te fais confiance. Voici ma robe et les paillettes. Reviens me voir quand ton travail sera terminé. J’ai hâte ! »

Et la brodeuse remonta chez elle, heureuse et impatiente. En arrivant, elle courut dans la grange montrer les petits trésors à ses amies tisseuses. Elles étaient certes impressionnées, elles non plus n’en n’avaient jamais vu, mais surtout, elles virent son visage plus épanoui et elles jubilèrent.

Et la brodeuse broda, broda, broda. Ce sequin lui donnait tellement d’inspiration qu’elle ne pouvait plus s’arrêter. Sa motivation et son énergie étaient telles, que les araignées produisirent plus de fil, encore et encore, pour rajouter de l’éclat, pour participer à leur manière à cette œuvre qui se remplissait à une vitesse phénoménale.  Au bout de trois jours et trois nuits, la dernière paillette fut cousue. La robe était éblouissante.  

Ce fut pendant la dernière nuit que cela se produisit. Elle dormait paisiblement la bouche ouverte, en position sur le ventre, épuisée de tant de labeur quand, soudain, la robe prit vie et tournoya au-dessus d’elle, produisant une fumée resplendissante ... Et des ailes ont poussé dans son dos. De grandes ailes, décorées de plumes multicolores pailletées, scintillaient dans l’obscurité de la nuit.

Le lendemain matin, au réveil, elle se douta que quelque chose avait changé. Une fois debout sur ses jambes, elle sentit, tourna la tête vers l’arrière et les vit. Comme si, depuis toujours, elles avaient fait partie d’elle.

Elle sortit en trombe du chalet, pris de l’élan et vola, vola, vola si haut qu’elle put, en quelques coups d’ailes, sentir les rayons du soleil sur sa peau.
Elle se rendit vite chez sa sorcière adorée, n’ayant plus besoin de passer par le sentier capricieux qui descend, le cheminement en aval du ruisseau glacé, l’orée de la forêt noire. Que c’était beau la vue vu d’en haut ... Notre brodeuse dorénavant oiseau atterrit dans le jardin. Notre sorcière au cœur tendre l’attendait devant sa porte, les bras grands ouverts, avec aux lèvres un sourire à déplacer les pierres saupoudré d’un rire tendre. Elle l’enlaça et lui murmura dans l’oreille :

« Ne t’avais-je pas dit qu’enveloppée de paillettes, la vie est bien plus chouette ? »



Vous vous demandez peut-être ce qu’il s’est passé ensuite ? Et bien ses amies descendantes d’Arachné s’habituèrent aux longues absences de notre brodeuse-oiseau, partie découvrir le monde à plusieurs reprises. Et surtout, elles furent très heureuses de côtoyer la splendide sorcière qui venait leur apporter des crottins frais. En effet, à chaque visite, elle leur offrait du sequin pour pimper leurs toiles.