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L'homme sans main, par Martin Chabert

Hier, ou avant-hier, ou peut-être avant-avant-hier, lorsque je n’étais pas né, j’ai commandé un croissant à la boulangerie, mais ils n’en avaient plus, alors j’ai demandé une baguette, mais ils n’en avaient plus, alors j’ai demandé ce qu’ils avaient, et on m’a apporté, paraît-il, une petite histoire dans une barquette encore brûlante. Comme elle était trop chaude, je l’ai mise au congélateur, mais je l’y ai oubliée et l’ai retrouvée bien plus tard claquant des dents et toute rétrécie, alors je l’ai mise au micro-onde, mais après ça elle ne tenait plus en place, alors j’ai dû lui mettre un grand coup sur la tête et je l’ai mise au lit. Depuis, elle y reste endormie et ne se lève plus jamais.

Alors, je me suis penché sur elle et j’ai écouté les mots qu’elle prononçait dans son sommeil, mais ils ne voulaient rien dire ! Alors je me suis penché plus près et j’ai écouté plus attentivement encore, prenant des notes durant sept jours et sept nuits. Et voici ce que l’histoire a dit :

Il était une fois un petit homme qui avait peur de tout. Sous aucun prétexte, il n’aurait abandonné son lit la nuit ; sous aucun prétexte, le jour, il ne se serait aventuré dans les longs couloirs et les ruelles étroites qui environnaient sa chambre. Personne en tout cas ne l’y avait croisé, et partout son absence suscitait la curiosité, mais la peur du petit homme était la plus forte.

Pour ne pas voir la nuit en face, il gardait porte close et volets fermés ; et pour ne pas voir non plus sa porte ni sa fenêtre, il avait disposé d’épais rideaux de velours, qu’il tirait et retirait sans cesse, car les rideaux finissaient toujours par se ré-entrouvrir. A force de surveiller les rideaux, le petit homme n’en dormait plus la nuit, et le jour encore moins.

A peine avait-il regagné son lit à grands montants de bois, et très soigneusement rabattu le grand ciel de lit qui le surmontait, qu’il entendait la porte crier : « Au secours ! Au secours ! Quelqu’un essaie de me forcer ! » Il savait bien que cela n’était pas possible, et il enfonçait la tête dans son oreiller pour ne plus rien entendre, mais alors un frisson lui parcourait la nuque, et la fenêtre lui murmurait à l’oreille : « Dors-tu ? Sinon, viens vite me trouver, je ne puis résister plus longtemps aux quatre vents qui tout emportent sur leur passage et menacent de me briser. »

Alors le petit homme, qui ne voulait plus rien savoir, se couvrait de couvertures, attendant seul on ne sait qui ou on ne sait quoi. Comment faisait-il pour aller aux toilettes ? N’avait-il jamais faim ? N’avait-il jamais soif ?

Ainsi passaient les jours et passaient les semaines, et le petit homme, pour échapper aux incessants appels, plongeait toujours plus profondément sous la surface du lit. Comme certains animaux, il avait appris l’art de retenir son souffle. Il partait heureux et, euphorique, creusait mille galeries, mais la peur le rattrapait toujours et, comme s’il avait été tiré par les chevilles, il remontait d’un coup à la surface où il se débattait comme un poisson rejeté hors de l’eau.

Un jour qu’il se désespérait de sa situation, le petit homme eut une idée : il laisserait ses petites mains à la surface, de sorte que, en cas d’urgence, il n’aurait qu’à suivre le chemin de ses bras. Et il plongea plus rassuré et satisfait que jamais. 

Alors il s’aventura loin, très loin, comme s’il n’aurait jamais plus besoin de respirer.  

A mesure qu’il progressait, il lui semblait que l’air se faisait plus pur, que ses mouvements gagnaient en liberté, et en effet il découvrit qu’il marchait à grands pas dans une vaste prairie. Les herbes y étaient hautes et sombres comme des bottes de cuir. Au loin la cime d’un arbre fit son apparition et, à peine avait-il décidé de s’y rendre qu’il s’enfonça jusqu’à la hanche dans un marécage profond. Il essaya en vain de se hisser en saisissant la végétation alentour, mais sans main son agitation ne lui fut d’aucun secours. Il songea ensuite à crier, mais il dut se retenir de peur de perdre son souffle. Et en effet, sa gorge lui piquait et ses yeux lui brûlaient et sa peau transpirait de toute la peur qu’il avait en lui.

Il pensait : « Que n’ai-je pas été mieux inspiré et avec moi emporté au moins une main pour tousser et m’essuyer les yeux et le front et saisir les herbes hautes et sombres. » Dans un mouvement désespéré, il regarda en l’air et aperçut l’ombre de ses mains. Elles lui faisaient signe à travers les draps. Les deux ombres joignirent lentement l’ombre de leurs doigts et s’inclinèrent en silence avant de disparaître. Le petit homme fut fort effrayé, car ces hiéroglyphes semblaient dire de plonger. Il resta longtemps immobile lorsque les ombres eurent disparu. Mais comme il n’avait d’autre choix, il joignit ses jambes à ses bras, ferma les yeux et plongea.

Il traversa bien des choses étranges, un tas de plumes toutes mouillées, du coton lourd comme du gravier, un bas nuage de bois flotté, et comme il descendait et comme il descendait, une force inconnue le guidait par le bout des bras et des pieds, et le guida sans s’arrêter jusqu’à une grève désertique où notre petit homme finit par se réveiller.

Là-dessus l’histoire s’arrêta, son état se stabilisa. Il me fallut bien la veiller, lui apporter de quoi manger, faire sa toilette, la faire boire, parfois ce fut contre son gré. Combien cela a-t-il duré ? Sept jours et sept nuits n’ont pas suffi, il eût fallu toute une vie. Je dus moi-même me détourner et, comme on dit, la refiler, fier d’avoir accompagné, meurtri d’avoir abandonné, songeant souvent à mon histoire. La vie enfin reprit ses droits. La mienne passa comme il se doit, vite, trop vite et dans l’oubli parfois de ce qui faisait qu’il faut vivre. 

Quand vint ma fin et qu’allongé, je crus sentir qu’on m’écoutait, j’eus envie de la prolonger, mon histoire pourtant oubliée. Cela faisait :

Sur la grève abandonnée, le petit homme devint grand. Étincelle parmi les sables, sa peau était toute changée, et le vent doucement lui chantait ses caresses. Chaque jour il partait se baigner et explorait les environs, chassait, pêchait et le soir s’exerçait à écouter les coquillages. 

Il avait aussi demandé à ses mains de lui rapporter son lit d’en haut, non pour dormir mais pour construire un grand bateau méconnaissable. Il était alors, vous savez, à l’âge où la curiosité était heureusement devenue plus forte que sa prévention passée. Voyez ce qu’il en advint de lui.  

Du ciel de lit il fit la voile, des draps il dressa des cordages, et du sommier évidemment, le reste vint astucieusement. Quant au matelas il le laissa sur la grève abandonné redoutant qu’il pût l’entraîné dans les abysses si l’eau y entrait. N’importe il ne craignait plus rien et rêvait sa nouvelle vie en contemplant son ciel de lit tiré sur le ciel étoilé. Dès qu’il fut prêt, il prit le large, non sans regret pour cette vie. 

A peine avait-il quitté les rives chéries de son pays, qu’un vent mauvais le fit valser plusieurs jours sans s’arrêter. Au moment où il allait se briser contre les vents et les marées, il sentit quelque chose bouger, c’était ses mains qui lui reparlaient. Elles réitéraient, ma foi, par les mêmes signes qu’autrefois, le conseil fort avisé qu’elles lui donnèrent de plonger. Alors cette fois sans hésiter, ni y regarder de plus près, l’homme plongea à nouveau, et peut-être bien qu’il ne plongea alors que pour la première fois.

La mer en cet endroit était si poissonneuse et si drus les bancs de poissons qu’on aurait dit une mer sans eau. Chaque poisson le regardait, surpris et attentifs à ce que l’homme ferait, si bien que tout naturellement, l’homme laissa là jambes et bras. Il ondulait comme une anguille, il propulsait comme un dauphin et plongea si profondément qu’il toucha le fond de l’océan. Au fond assise sur un rocher, il vit une pieuvre le regarder. Elle lui dit : « Je t’attendais. »

Alors sans peur, docilement, il approcha tout doucement, ferma les yeux à côté d’elle, sentit glisser le long du corps, son petit corps tout démuni, et démembré, et vieilli, comme une peau, comme une main, comme de la chair, comme un sein, tout ce qu’enfin il imagina, car il ne la regardait pas. C’est qu’il pleurait tout simplement, comme font les petits enfants.

Mon histoire est terminée. S’il fallait vous raconter la suite, que dire, sinon qu’ouvrant son bec grand la pieuvre silencieusement engloutit l’homme qui pleurait.