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Les tribulations de Bernard, par Rachel Ghezail

Ce pauvre Bernard avait regagné son banc à cette heure très précise. Personne ne l’attendait et il avait toute sa journée, emprisonné dans une liberté qui s’apparentait à de la vacuité. Les mauvais jours, il râlait sur les joggers qui le frôlaient les écouteurs sur leurs oreilles. Les bons jours et lorsqu’une âme indifférente ou esseulée prenait la peine de s’asseoir sur ce banc, il disait des bribes de sa vie passée.

La vie ne lui avait pas toujours joué de vilains tours. Autrefois, il avait été voyageur de commerce. A cette époque, il cochait toutes les cases des lieux communs attribués à la profession. Il avait un foyer et une épouse toute dévouée au bien-être d’un mari le plus souvent absent. Elle refusait de voir les infidélités presque systématiques de son époux ou bien elle se disait que c’était un des dommages collatéraux au métier "sans sexe, point de contrat ». Lui, en bon coq, se sentait pousser des ailes chaque matin et reniflait la bonne affaire avant même de toquer à la porte de l’inconnue. De fait, il passait le plus clair de son temps au volant d’un véhicule toujours rutilant, très sûr de sa conduite et c’est par une après-midi chargée d’électricité qu’il a tout perdu.

Un fort embouteillage bloquait la circulation sur l’autoroute, la visibilité était obstruée par les ricochets de soleil sur les chromes. Il avait hésité à reprendre la route après une longue pause mais la perspective d’un contrat prometteur a été la plus forte et il s’est engagé sur la voie. Il aurait dû observer la prudence avait laquelle les autres automobilistes conduisaient. Tout à coup, un véhicule est arrivé à toute vitesse, l’a frôlé et presque touché, il avait dû faire une embardée, les freins se sont bloqués et il a atterri sur la rambarde de sécurité.

On le conduisit aux urgences et il fut hospitalisé plusieurs mois. Toute sa vie avait alors été hypothéquée ; le véhicule ne lui appartenait pas et il avait contracté de nombreuses dettes de jeu. Au bout de plusieurs mois de patientes visites dans les divers hôpitaux et cliniques de convalescence, l’épouse avait cédé à l’un des collègues de son mari, affublé des mêmes travers mais indemne de toute difformité. 

Bernard était alors tombé au fond du trou, avait erré de ville en ville jusqu’à ce que des forains charitables consentent à l’accepter parmi eux. Une, deux années s’écoulèrent. Son bagout lui avait servi dans sa nouvelle vie ; il parvenait sans peine à obtenir des autorisations de stationnement surtout lorsque le préposé était une femme. Il avait réussi à s’intégrer parfaitement et les membres de la communauté le respectaient. Il devait, en retour, prouver sa loyauté en tous points et en toutes circonstances. Il ne fallait pas marcher sur les plates-bandes des autres ! On l’avait prévenu sur tous les tons et à plusieurs reprises.

Mais bon sang ne saurait mentir, il avait été rattrapé par son vice. Au début, il s’était contenté de timides sourires aux membres féminins et baissait la tête lorsque la réponse muette devenait insistante. Petit à petit, il avait pris de l’assurance et jouissait d’une telle considération qu’il s’était autorisé quelques écarts de conduite. Très discret dans les premiers temps, autant que faire se peut dans ces espaces restreints, ce qui prouvait sa virtuosité dans l’art de la séduction. Il avait eu le tort de s’attaquer à plusieurs « victimes » au même moment et des remarques acerbes entre rivales fusaient lors des réunions hebdomadaires. Les hommes avaient ignoré ces signaux les attribuant à quelque conflit ménager. Une rumeur sournoisement alimentée par l’une des femmes, nécessairement délaissée, avait créé la zizanie et une lutte ouverte s’était alors engagée entre les épouses, les sœurs voire les mères. Les femmes usant de tous leurs artifices sommaient leurs hommes de prendre parti contre tel ou tel autre membre du groupe. L’évènement était arrivé à un tel paroxysme qu’il avait fallu faire appel à une autre communauté afin de régler les conflits. Un papet, fin connaisseur de la gent féminine, avait questionné très adroitement chacune des femmes et il avait su saisir les non-dits dans les réponses apparemment anodines. Il avait rassemblé les hommes et rendu son verdict. On décida de piéger « l’invité ».

On convia une demoiselle très jolie de l’autre communauté et on la mit dans la confidence du plan élaboré par trois hommes de confiance. La jeune fille devait séjourner chez l’une de ses cousines appartenant au groupe et résister aux avances de Bernard jusqu’à lui faire perdre la tête. Elle jubilait à l’idée de jouer un bon tour car le jeu était sa passion. Elle avait déjà écarté plusieurs prétendants et avait trouvé le moyen de participer secrètement à des tournois de poker où elle commençait à acquérir une petite renommée. Le plan fut mis à exécution. Elle prit grand soin de son apparence et s’arrangeait pour toujours se trouver dans le champ de vision de Bernard sans toutefois le côtoyer physiquement. S’il était dehors, elle se trouvait dans l’une des caravanes, bien en vue de l’extérieur et faisait mine de partager des confidences un peu coquines avec les cousines. S’il était à l’intérieur, elle organisait des cours de danse avec les enfants et appuyait lentement ses déhanchés en renversant ses longs cheveux châtain clair. Bernard se consumait. Plus il tentait de l’approcher, plus elle s’éloignait, mais pas trop loin pour maintenir le feu vivant. Il avait peu à peu délaissé ses conquêtes et maigrissait à vue d’œil, il avait même gardé le lit plusieurs jours. On craignit pour sa santé et on décida de mettre un terme au plan. La jeune fille se faisait forte d’écarter définitivement l’intrus car elle avait décelé chez lui l’emprise du jeu et elle se débrouilla pour le faire admettre dans son petit cercle d’initiés. Comme prévu, il ne résista pas à un tournoi de poker. Les parties furent tendues et la jeune fille eut beaucoup de mal car l’objectif était de faire gagner Bernard tout en prétextant une tricherie honteuse de sa part. Elle atteignit son but au bout d’une intense nuit. Grands seigneurs, les autres participants ayant été mis dans la confidence, avaient accepté de perdre et jouaient la comédie des personnes flouées et outrées. L’un d’eux a même découvert un pan de son veston sur un holster garni d’un colt 45. Bernard sentant bien qu’il était temps de disparaître, profita d’un tour aux toilettes pour s’enfuir par la porte de derrière, les poches remplies de billets. Il s’était trouvé, encore une fois, dépouillé et seul et s’était promis à plus de prévoyance pour l’avenir. Durant trois semaines, il avait vécu chichement dans des hôtels de seconde zone et avait pris le chemin du retour à l’emploi. C’est sans difficulté qu’il se fit embaucher dans le commerce itinérant.

Deux ans s’écoulèrent avec ses hauts et ses bas. Il acheta une petite maison dans la campagne profonde et la vie s’écoula dans une rassurante platitude. Malheureusement, il arrive que le destin contrarie les ambitions les plus banales à l’endroit même où tout est réglé d’avance.

« C’est bien la première fois que j’ai des difficultés à m’orienter » se dit Bernard au volant de son véhicule. 

« Je déteste arriver en retard et cette putain d’hôtesse qui ne m’a pas réveillé à l’heure prévue » 

« Et voilà, ma cravate n’est pas correctement nouée » remarque Bernard en lorgnant sa mise dans le rétroviseur. 

Fait exceptionnel dans ces bleds reculés, un imposant barrage de véhicules officiels a détourné la circulation, toutes sirènes hurlantes. Après des kilomètres de routes vicinales à n’en plus finir, Bernard se décide à emprunter une départementale non encore indiquée sur la carte routière et inconnue de la voix pixélisée du tableau de bord. Bernard aborde le bourg du rendez-vous professionnel. Rien ne le différencie des dizaines d’autres qui défilent le long de la route. Pourtant, il hésite, un sixième sens aiguisé au cours des longues nuits à jouer au poker, sans doute. Il rétrograde et roule bien en deçà de la vitesse autorisée et passé les cinq cents mètres après l’entrée du village, une étrange odeur de malaise s’engouffre dans l’habitacle. Bernard s’arrête à un stop, ouvre la fenêtre, dénoue sa cravate car l’air s’est raréfié. Il sombre peu à peu dans un profond sommeil.

A quelques mètres de là, une habitante entre deux âges, engoncée dans son tablier à fleurs, sort de chez elle et s’étonne de ne pas voir Martine, sa commère.

« Elle a dû passer une mauvaise nuit » pense-t-elle

« Elle n’est même pas sur le pas de sa porte, alors que c’est branle-bas de combat dehors ! »

« Juste le temps de mettre mes bottes et je file chez Margot » décide-t-elle.

Elle trouve étrange de ne croiser personne. Un automobiliste inconnu stationné sur le bas-côté et apparemment assoupi, attire son attention.
« Mais pourquoi diable s’est-il aventuré jusqu’ici et surtout, comment a-t-il bien pu trouver le village ! » Elle se fait ces réflexions tout en cheminant le long des rues vides. En arrivant chez Margot, elle trouve la porte grande ouverte et hésite à entrer car ce n’est guère son habitude à Margot, plutôt habituée à se barricader. La curiosité est la plus forte, elle franchit le seuil, fait quelques pas et reste interdite car elle ne reconnaît pas le décor de la pièce. Tous les bibelots, les photos, l’horloge comtoise, le mobilier Louis XIII ont disparu. A la place, tout un ensemble ultra moderne fabriqué dans un matériau composite à l’épreuve des radiations, des balles et des attaques chimiques. Elle s’avance en appelant sa commère et se dirige vers la voix à peine audible qui lui répond. Comme la voix semble provenir de la cave, elle ouvre la trappe. Elle est abasourdie, elle ne reconnaît plus le sous-sol total. Tout le fatras habituel a été évacué, les murs sont tapissés d’une peinture réfléchissante, presque aveuglante.  Un mobilier sommaire est cloué au sol, et dans un recoin, elle trouve enfin Margot qui est métamorphosée. Elle arbore une apparence de jeune fille et tient dans la main un curieux petit appareil. Elle jubile en effleurant la surface lisse du dispositif qui confère à celui qui le possède la faculté, entre autres, de réaliser à distance des interférences néfastes sur les lieux ou les personnes. La voisine ne peut voir les intentions de Margot car la vision 3D est en option et hors de prix. Margot a économisé sou à sou pour s’offrir ce petit bijou intergalactique. On l’a même soupçonnée d’avoir assassiné son mari pour récupérer l’assurance vie. Elle a fomenté son plan bien des années auparavant lorsque Bernard, dans son ancienne vie, lui avait promis fidélité et ne jurait la tromper qu’avec son épouse. Par une série de curieux hasards, elle était parvenue à recevoir des nouvelles de Bernard. Les multiples trahisons ainsi révélées ont généré chez elle une rage de vengeance, décuplant ses facultés d’apprentissage et de rouerie et lorsqu’elle apprit que Bernard avait repris sa profession, elle décida de lui faire passer l’envie de toute nouvelle conquête.

L’interférentiel, c’est le nom de l’appareil qui peut avantageusement se dématérialiser mais les sensations sont bien moins grisantes. Malgré les mises en garde de la notice d’utilisation, Margot en use et abuse. Excitée au plus haut point par la présence de Bernard dans le rayon d’action optimal, elle s’emballe sur les commandes. Bientôt, elle est incapable de maîtriser ses volontés, elle a déjà exploité toutes les fonctions disponibles et occasionné de trop nombreuses perturbations. L’interférentiel, presque à bout, se positionne sur la réserve. Cette possibilité de la dernière chance pompe les énergies vitales de l’utilisateur. Margot se décompose jusqu’à intégrer l’apparence qu’elle aurait dû avoir vingt ans plus tard et, perdant toute notion de temps et d’espace, elle s’évanouit. La voisine, bizarrement insensible à toutes ces merveilles de la technologie, tourne les talons et s’en retourne chez elle. Sur sa route, elle frappe au carreau de l’automobiliste qui émerge difficilement d’un profond sommeil. De son œil avisé et un peu soupçonneux, elle reconnaît Bernard sans jamais l’avoir vu, et l’invite à partir au plus vite. Un peu sonné, Bernard met le contact mais impossible de démarrer. En titubant, il sort de la voiture, ouvre le capot et ne peut que constater une masse informe de caoutchouc brûlé, de circuits désarticulés, d’huile et d’eau suintantes. Décidément, Margot est allée beaucoup trop loin. La voisine, prise de pitié ou soucieuse de ne pas envenimer la situation en laissant Bernard parcourir le village à la recherche d’un peu d’aide, lui propose de l’exfiltrer. Il accepte sans hésiter et quelques minutes plus tard, elle débouche d’une petite rue en dirigeant un attelage sommaire composé d’une carriole tirée par un âne.  Ils parcourent plusieurs kilomètres, empruntant les chemins de traverse, évitant ainsi le monstrueux chaos environnant. Trois heures plus tard, la voisine dépose Bernard à l’entrée d’une petite ville et s’empresse de rentrer chez elle.