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Vert œil ?, par Vincent Figuéréo

Alda de Mesquita choisit de mourir le 4 février 1480.
Alda de Mesquita choisit de donner vie à Fernand de Magellan, par voie basse, ce matin-là. 
Alda de Mesquita choisit, en accord avec ses croyances et avec la volonté d’Undibel, de vivre éternellement en plantant une aiguille dans sa jugulaire.

Undibel signifie « dieu » en calo, argot espagnol intégrant de l’argot gitan.
Undibel a écrit dans son livre intitulé Le Livre d’Undibel qu’il promet la vie éternelle à qui laissera couler 21 grammes de son sang provenant de la veine jugulaire antérieure gauche.

Ces 21 grammes doivent être déposés dans le récipient le plus proche de nous, d’une coupelle à un Tupperware.
Ces 21 grammes doivent être mélangés à une goutte d’huile d’olive vierge et à un peu d’eau de mer, celle du large, pas trop salée.

Le mélange doit être jeté en l’air, puis récupéré à la volée dans un geste acrobatique très délicat.
Ce geste très délicat, vous vous en doutez, réduit les chances de l’opération à peau de chagrin.
Qui plus est, les résultats de cette transmutation mettent quelques siècles à apparaître.

Soyez rassurés : si les doses de sang et d’huile sont parfaitement respectées, et si l’eau est pile au bon niveau de salaison, aucune évaporation n’est possible.

509 ans plus tard, Cécile, future voyageuse, naît à Marseille, rue Neuve Sainte-Catherine.
On lui confie dès son plus jeune âge le Calice de Magellan, qu’elle protège avec soin et observe avec attention.
Et, si attention on prête, on aperçoit non pas un être vivant, mais une galaxie entière.

Cécile s’y est noyée une première fois à 7 ans, avant d’y replonger à 14 ans, puis à ses 21 ans.
Lors de sa première plongée, elle a eu l’impression d’un lieu familier. La lumière, les jurons, les bateaux amarrés au port laissaient peu de place au doute.

Lors de sa première plongée, elle rencontre Tildaa Desquame, fille de son âge, qui ne connaissait que deux mots : « merde », « putain ».
Cécile, éduquée sans peur, se demanda pourquoi Tildaa répétait ces mots en boucle.

Cécile, lors de sa seconde plongée, à 14 ans, repartit sur le port et tomba sur Tildaa, là où elle l’avait laissée. Merde, putain.
Cécile, lors de sa troisième plongée, à 21 ans, repartit sur le port et tomba sur Tildaa, là où elle l’avait laissée. Merde, putain.

Tildaa Desquame, anagramme parfaite d’Alda de Mesquita, vous l’avez bien compris, n’a ni date de naissance ni date de mort.
Tildaa Desquame sent très fort le métal et rêve, depuis qu’elle a ouvert les yeux, de découvrir ce qui se cache au-delà des murs qui entourent le monde.

« Merde », « putain », sont les seules traces des récits des explorateurs s’étant heurtés à ces parois immenses qui, cachant le ciel et le lointain, semblent impénétrables, d’où leur nom en portugais « os caminhos do senhor », les voies du saigneur, avec un a, référence au début du récit si vous n’avez pas bien suivi.

Tildaa Desquame était de celles qui voulaient plus.
Tildaa Desquame était de celles qui voulaient dire plus que « merde » et « putain ».
Tildaa Desquame inventa trois mots : « demain je pars ».

Aucune signification précise à ces mots, si ce n’est une façon de se donner le courage d’aller au pied de ces murs et de tenter d’en percer le mystère.

Cécile et Tildaa vous paraissent peut-être liées, à la lecture de ces quelques lignes.
Cécile et Tildaa vous paraissent peut-être liées, à la lecture de ces quelques lignes, et vous avez sûrement raison.

Peut-être trouvez-vous déplacée ma façon de m’adresser à vous ?
Peut-être trouvez-vous déplacée ma façon de m’adresser à vous, et vous avez raison, au fond, de vous préoccuper de cela.

Vous n’êtes maintenant plus simple spectateur, spectatrice, mais pourriez devenir Cécile, Tildaa, Alda, mais aussi le chemin sur lequel l’urine va couler, là, au pied de ces lampadaires, un jour vraiment comme un autre, il fait froid, il fait froid, mais le soleil réchauffe ma joue et cette douce sensation de toi qui réchauffe mon cœur.

Douce et intime, singulière, poussée déplacée et censée faire mal, gêner ou dégoûter des morceaux ou des vies de moi.
Mais qui.
Mais qui touches MES émotions de manière si confiante, sereine, consentante.

Rien n’est voué à me faire mal, et cette difficile sensation de toi me fait me sentir plus léger.
Plus léger que le poids du stylo sur la feuille, et que le poids de l’avant-bras sur la table.

Je t’aime, pas pareil qu’hier, de manière pas simple et parfois mauvaise.
Parfois dure et parfois molle.
Difficilement au bon endroit au bon moment.
Mais de manière si puissante que je me demande si ce n’est pas toi qui réchauffe ma joue et mon avant-bras, et le soleil qui réchauffe mon cœur, qui cuit à température parfaite et qui se laissera déguster de manière effilochée, glissant et coulant dans les bouches du monde et les chemins, là, en bas de ces lampadaires où coule la pisse.

Celle dont j’ai parlé sans en parler, plus haut, quand j’ai cité le chemin que tu pourrais être.

Ce chemin d’amour pas parfait, pas simple, mais puissant et enveloppant, qu’a souhaité emprunter Alba de M’esquiva, pour que, lors de ce jour et pour toujours, le 4 février 1480, elle ait souhaité si fort rester à jamais auprès de son enfant, et le protéger si fort, de manière si enveloppante, que tu as peur de sa liberté, qui ne sera peut-être jamais aussi grande que ce jour, se voit petit à petit écrasée, violée, séquestrée, menacée.

Et que malgré tout, tu aurais cette envie d’être là, ni trop près ni trop loin.

Ce chemin d’amour pas parfait, pas simple, mais le tien, qui fait ta force et ton amour.
Ton amour, le tien, le plus dur à séduire, à approcher, à garder, à protéger, ni trop près ni trop loin.