Long plan-séquence sur deux silhouettes, l’une grande, l’une petite, une adulte, une enfant ; la mère et la fille.
Elles traversent une grande place bordée d’arbres, quelques rares voitures y stationnent, des bancs au milieu s’espacent de quelques mètres les uns des autres. Des vélos qui zigzaguent entre les arbres, chevauchés par des gamins dont on perçoit les exclamations, les rires, la vie qu’ils insufflent au lieu.
La petite fille suit sa mère, tantôt gambadant, tantôt poursuivant les vélos à grandes enjambées.
Elle s’essouffle, se plie en deux un instant, presse une de ses mains sur ses côtes.
La mère se retourne pour l’appeler, mais, interpellée par l’allure ralentie de sa fille et son corps légèrement voûté sur lui-même, elle fait demi-tour pour la rejoindre.
— Betty, ça va ?
Les joues rosies par la course ne parviennent pas à masquer les taches de rousseur qui constellent le visage de la fillette. La mère s’agenouille auprès d’elle. De longs cheveux châtains encadrent un visage encore jeune, sur lequel s’esquissent de légers sillons sous les yeux.
— Betty ?
— J’ai un point de côté ! répond Betty, ses yeux noisette plissés par la douleur.
— C’est rien, respire un bon coup, on va marcher lentement, ça va passer.
Betty suit les consignes de sa mère comme une recette qui va marcher à tous les coups. Elle lui sourit, rassurée, son nez se retroussant sous des yeux qui ont recouvré leur espièglerie naturelle.
Très vite pourtant, elle s’arrête de marcher ; comme saisie de stupeur, les yeux arrondis par l’effroi, fixés sur un point devant elle.
La caméra se déplace lentement vers l’endroit dont le regard de Betty ne parvient pas à se détacher.
Là, deux silhouettes courbées, à la démarche difficile, soutenues chacune par une canne. Elles avancent lentement, à petits pas, vers Betty et sa mère. Leurs visages se précisent à présent : des rides profondes sous des yeux cernés de violet, des lèvres minces, des cheveux noir corbeau dont la teinture semble toute récente, soulignent des traits durcis par l’âge.
La mère se penche à nouveau sur sa fille :
— Tu as encore mal ?
— Non.
— Qu’est-ce qu’il y a alors ?
— J’ai peur.
— Mais de quoi ?
— Les vieilles…
— Quoi ?
— Les vieilles !…
— Mais pourquoi elles te font peur ?
— Elles sont méchantes.
— Tu les connais ?
— Non, mais elles ont l’air méchantes…
— Viens avec moi, on va leur parler, tu verras qu’elles sont gentilles.
Betty glisse sa main dans celle de sa mère, la presse convulsivement. Mais elle se veut courageuse. Pas trop quand même ; elle fait d’aussi petits pas que les vieilles dames, pas pressée de les rencontrer…
Quatre silhouettes, une grande, une petite, deux autres face à elles, ratatinées sur leurs cannes, avancent doucement les unes vers les autres, la mère tirant sa fille par la main ; leur lente progression vers une rencontre inévitable ressemble à un duel de western, avec son silence transi, ses virevoltants poussés par le vent qui rebondissent discrètement sur la terre brûlée par le soleil.
À peine à un mètre d’elles. Betty stoppe brusquement, se cache dans les jambes de sa mère, les mains agrippées aux cuisses de celle-ci. Et puis elle n’y tient plus, elle hurle, submergée par la panique :
— Maman, jure-moi que tu seras jamais vieille !
Époque indéfinie. La même place. Seul le décor a changé. Des voitures partout, garées en épis serrés, concédant à peine un maigre espace aux bancs qui subsistent encore. Plus aucun arbre. Mais toujours des vélos, toujours des enfants qui, faute de choix, zigzaguent dangereusement entre les voitures.
Sur un banc, de dos, une femme. Son chignon grisonnant dépasse tout juste du dossier.
Quand on contourne le banc, on reste saisi par son regard fixe, braqué sur l’horizon, comme si ses yeux voyaient autre chose que ce qui se déroule ici, autour d’elle. Des souvenirs qui l’enveloppent, confus, dont elle cherche à préciser les contours dans sa mémoire : les personnages, les voix…
C’est un cri d’enfant qui la ramène sur son banc. Ses yeux tombent sur un gamin qui a chuté de son vélo. Il se relève, les genoux écorchés, et se dirige précautionneusement vers le banc. Précautionneux, oui. Pas seulement à cause de sa blessure. Il l’a vue, elle, et il hésite…
Sous la tignasse qui lui tombe sur le front, ses yeux la jaugent, méfiants.
D’une main mal assurée, Betty ajuste son chignon comme pour se donner le temps de réfléchir. Elle devine ses craintes. Il a mal et voudrait s’asseoir, mais il n’ose pas ; les vieux sont bizarres, souvent ; ils marmonnent tout seuls, les lèvres avalées par leurs mentons tremblotants, et quand ils fixent les gens de leurs yeux enfoncés, on ne sait jamais ce qu’ils leur veulent…
Les yeux fatigués de Betty s’efforcent de lui sourire ; et elle se lance, fragile comme sur un fil :
— Assieds-toi, n’aie pas peur !