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The Massalia Conte System, par Vincent Lagarde

... extrait du recueil des contes de Monsieur V


Le petit Luc n’était pas un enfant sage, tous les mercredis matin, il collait son front sur le chauffage pour échapper à l’école. De guerre lasse, la maman appelait son propre père pour le garder.
Le papet venait toujours avec son grimoire rempli d’histoires, il s’asseyait au bord du lit et, à chaque fois, il ironisait.

Le papet : « Eh bien, mon garçon, tu as l’air d’aller mieux, je crois bien que tu peux aller en classe. »
Luc : « Non, non, tu te goures, papet, je suis souffrant et impotent, comme la mamie dans l’histoire avec le loup. Argh… » Il mimait alors son agonie.
Le papet, point dupe, reprit : « Alors, comme par hasard, une bonne histoire te remettra sur pied ? »
Luc : « Oui, si elle dure toute la journée. »
Le papet : « En voilà un garçon gourmand, et la gourmandise est un vilain défaut. »
Luc : « Oui je sais, tu l’as lue plein de fois, Hansel et Gretel. Je veux une autre histoire ! »
Le papet, feuilletant son grimoire, s’arrêtant au milieu : « Vox populi, vox Dei, il me revient en mémoire un conte terrifiant, avec un héros, un monstre, et… »
Luc : « Zyva, papet ! »
Le papet, avec un accent du Panier très prononcé : « Ou, comme je le disais à ton arrière-grand-père, oh fan de loule, boulègues, l’ancêtre ! »

Autrefois, dans une contrée fort, fort, fort lointaine, se trouvait un royaume isolé de ses voisins, que ses habitants appelaient la Bannerie. Au sein de ces hautes montagnes et de ces vallées encaissées se trouvait le petit village de Coin-joli, et non loin de là, le château de son seigneur.
Le royaume était entouré d’une brume opaque qui vous envoûtait et vous ramenait à votre point de départ. Toute fuite était vaine tentative.

Mais revenons-en à notre charmant hameau, aussi accueillant et respirant la joie de vivre qu’un ciel d’orage. Ainsi étaient les maisons et leurs habitants.
Pourtant, la lumière perçait les nuages de temps à autre avec la naissance d’un enfant, tantôt normal, tantôt autre.

Parmi les plus normaux se trouvait le Métèque, produit de l’union d’un bossu et d’une gitane. Il en résulta un demi-ogre au regard aussi doux qu’un ange mais aux traits difformes. Abandonné, il dut faire face très tôt aux difficultés de l’existence.
À cause de son ascendance et de son apparence, il reçut un sobriquet, en guise de nom : le Métèque, car son visage déplaisait à tous.

À l’aube de ses quinze ans, il fut pris d’un émoi terrible à la vision quotidienne de la fille du boulanger, Cafard, qui portait son malheur sur son visage pourtant angélique et l’insecte rampant sur les tatouages de ses bras. Peu au fait de la gent féminine, il demanda conseil à la Vétille, son seul ami, qui, quoique fort instruit en nombre de domaines, était ignorant en celui-ci mais n’osa point l’avouer.

La Vétille : « Les femmes, c’est comme les lapins, ça s’attrape par les oreilles. »
Le Métèque : « Tu es sûr, Vétille, par les oreilles ? »
La Vétille : « Oh que oui, mon ami, l’amour est une science exacte. »

Le Métèque partit à la recherche de sa belle, se mit en embuscade, lui sauta dessus et l’attrapa par son oreille. Brute qu’il était, il tira si fort que l’oreille lui resta dans la main. À la fois surprise et effrayée par cet acte barbare, elle prit ses jambes et ses bras à son cou et s’enfuit en galopant vers la forêt.

Le Métèque, pleurant son premier flirt raté, s’en retourna vers la Vétille, l’oreille de sa douce encore à la main, tout déconfit.
Le Métèque : « Rien ne s’est passé comme prévu, mais qu’est-ce qui va pouvoir sauver mon amour ? »
La Vétille : « Je suis sûr qu’elle t’aime d’amour elle aussi, alors allons à sa poursuite, ne renonce pas… Et puis, elle prêtera attention à tes déclarations, vu que tu es en possession de son oreille. »
Le Métèque : « Mais la forêt est dangereuse ! »
La Vétille : « Avec ta gueule de Métèque et tes cheveux aux quatre vents, tu ressembles de loin à la Méduse des légendes. Le danger s’enfuira en courant. Et moi, personne ne me remarque, tellement je suis insignifiant. »

La Vétille ouvrit la marche, sûr de ses connaissances en pistage, tout autant que de son imperceptibilité. La piste de Cafard s’achevait devant l’entrée sombre d’une grotte à flanc de colline, dont les effluves malodorants rappelaient la charogne avariée, ou plutôt comme si un fauve y avait crevé. Confiant, trop peut-être, il n’entendit pas la créature qui l’attendait dans les ombres, et qui se saisit de lui avec ses deux bras puissants, et le broya. Ainsi la Vétille passa de vie à trépas dans un couinement truiesque et une gerbe sanguinolente.

À l’extérieur, le Métèque n’avait pas bougé d’un iota, puis il s’enfuit de la forêt à grands pas. « Par tous les saints, se dit-il, quel est ce démon ? Sans la Vétille, je suis à court d’idées… Oh, mais bon sang, c’est bien sûr ! Il existe une personne plus maligne que la licorne et l’escargot, le poulpe et le bulot, le corbeau et le renard. »

Il prit ses jambes à son cou jusqu’au mas de la Loutre, sa seule amie et la jeune fille la plus agile et la plus maligne de toute cette contrée. Arrivé sous sa fenêtre, le Métèque déclama : « Hé la Loutre, hé la Loutre, écoute-moi ! Hé la Loutre, hé la Loutre, réponds-moi ! » Un joli minois apparut, qui trahissait la grâce et la malice à la fois.
La Loutre : « Primo, je réponds si je veux. Deuzio, qu’est-ce que tu me veux avec tes mains de maraudeur et cette oreille pleine de sang ? »
Le Métèque : « Oh toi, qui es plus preste et maligne que le poisson rouge, j’ai perdu Cafard, celle qui est belle, belle comme le jour, dans la forêt. À l’intérieur d’une caverne, la Vétille a fini dévoré, et je ne sais plus vers quel saint me vouer. »

La Loutre : « Tu aurais mieux fait de lui confectionner un panier en chanvre ou une poupée de son, maintenant le mal est fait. À la mémoire de notre ami, je vais t’aider, car aider son prochain est la chose la plus naturelle au monde. »

Joignant le geste à la parole, une fois n’est pas coutume, nos deux compères, comme le loup et le chevreau, s’aventurèrent dans la forêt à la recherche de l’antre de la bête. Plus maligne, la Loutre escalada la colline, marcha les yeux par terre, avec le Métèque le nez en l’air, et, avant la nuit tombée, trouvèrent un chemin de traverse dont les rails s’enfonçaient sous terre. Ils s’y glissèrent tous deux. Mais le mal ne dort vraiment jamais, ne prend jamais de RTT, ni ne se repose sur ses lauriers : il attend patiemment sa proie.

Aussi maligne se crut-elle, elle avait oublié d’emporter de la lumière et le jour tombant ne lui permit pas de voir arriver le monstre qui l’avait entendue se glisser dans son antre avec ses immenses oreilles. Profitant des ténèbres, il se saisit d’elle avant qu’elle puisse esquiver et, d’une étreinte si puissante, elle ne put s’évader. Affolée, la Loutre joua son va-tout sur son charme.

La Loutre : « Si tu me manges, ô terrible démon parmi les princes infernaux, tu ne savoureras point les milliers d’histoires à ta gloire que j’ai à disposition. »

Le monstre, souriant, prit une profonde inspiration : « Tu as failli m’avoir, jeune fille, l’orgueil est en effet mon péché mignon. Mais j’ai des décennies et des décennies d’expérience qui te font défaut, de bien plus instruites que toi ont tenté leurs chances et n’y ont obtenu qu’un sursis. Toi, tu as violé mon domaine et en subiras les conséquences. » Il approcha son mufle de la Loutre et lui arracha la cervelle en un tour de dents. « Tout flatteur vit aux dépens… » éructa-t-il. « J’ai oublié la suite. » Il s’éloigna vers les profondeurs de la caverne tout en mâchonnant les restes de la jeune fille.

Le Métèque n’avait pas bronché, médusé. Encore une fois, la peur l’avait submergé, il regrettait amèrement d’avoir entraîné son amie dans cette aventure, elle qui l’avait fait de si bon cœur.

Il pria Dieu mais il n’y eut point de miracle. Alors, il patienta.
Recouvrant lucidité et courage, il patienta jusqu’à entendre l’écho des ronflements du monstre, sortit se confectionner une torche dans la forêt puis s’en retourna dans la grotte. Il avança pas à pas, véloce comme une limace, tremblant comme du chèvrefeuille à chaque nouveau bruit, sursautant à chaque nouveau ronflement. Il finit par atteindre le fond de la caverne où gisait à même le sol un monstre au poil épais, au groin ensanglanté, qui semblait tout puissant.

Le Métèque n’osa plus esquisser le moindre mouvement, il sut qu’il allait mourir dès le réveil prochain du monstre. Alors les anges lui soufflèrent que la lumière repousse les ténèbres, le feu les prédateurs. Le Métèque remercia silencieusement Dieu, les anges et ses amis. Il se mit en quête de champignons secs qu’il moulut en poudre puis les mélangea à de la poussière et autres ingrédients. Plusieurs bruits incongrus essayèrent de le distraire mais il décida de ne pas y prêter attention, trop content de lui. Il rebroussa ensuite chemin jusqu’au monstre, à qui il souffla sa mixture, le réveillant de sa sieste. Le monstre se rua sur le Métèque, mais ce dernier, intelligemment et plus rapide qu’un furet, esquiva l’assaut, se déroba à nouveau puis laissa le monstre se consumer.

Le démon dut reconnaître sa défaite. Il s’écroula, simula sa mort car il savait qu’il pourrait toujours revenir. De toute façon, il savait qu’il était trop tard, connaissant le destin de ceux qui tentaient de s’enfuir de son domaine. Ainsi le monstre périt-il aux yeux du monde.

Le Métèque se précipita au fond de la grotte, parmi les os et les cages, jusqu’à une vasque d’eau d’où dépassaient deux souliers. Il plongea pour sauver sa bien-aimée. Mais il était trop tard. Dieu l’avait rappelée à lui, elle avait sûrement rejoint le ciel, elle devait briller aux côtés du soleil. Elle avait tenté de fuir, mais sa taille trop épaisse l’avait empêchée de poursuivre ou de se dégager du siphon dans lequel elle s’était engagée. Pourquoi ne les avait-elle pas attendus ? Ils étaient ses amis, jamais ils ne l’auraient abandonnée.

Le Métèque la laissa là. Anéanti, il quitta la grotte comme un automate jusqu’au village.

Pourquoi Dieu m’a-t-il abandonné ?
Pourquoi Dieu ne les a-t-il pas aidés ?
Est-ce là aimer et la douleur du partir ?
Et, dans ce cas, pourquoi aimer à nouveau ?


Le papet referma son grimoire et, comme toujours, attendit la réaction de son petit-fils.
Luc : « Elle est un peu triste, ton histoire, papet. Et je n’ai pas bien compris la morale, cette fois. Cafard, elle est morte, parce qu’elle mangeait trop de beignets, donc elle devait avoir un fessier comme mémé, qui est restée coincée dans le cul-de-basse-fosse quand elle a tenté de s’enfuir ; et donc… Donc… la gourmandise est un péché mortel ? »
Le papet : « Mais non, mon garçon, tu n’y es pas du tout, rien de tel dans cette histoire ! Ce destin funeste est lié à celui du héros. Il était amoureux, il aimait aussi ses amis, il n’a rien fait pour eux, et leurs morts ont entraîné celle de Cafard comme dans une tragédie, lorsque l’amour est absent non seulement en parole mais en action. »
Luc : « C’est une histoire d’amour ? »
Le papet : « Oui, mon garçon, l’amour est présent partout, tout autour de nous, et nous devons l’exercer, chaque jour que Dieu nous donne, car il est le premier à avoir aimé. Si nous l’oublions, si nous nous abstenons, alors le mal en profite pour s’immiscer dans nos vies et ce, avec des conséquences toujours tragiques. »
Luc : « Et qu’est-ce qu’il devient le Métèque ? »
Le papet : « Bonne question, mon enfant, je ne sais pas. Certains anciens racontèrent qu’il regretta toute son existence la perte de ses amis et de sa bien-aimée, ainsi que son absence de courage au moment critique. Il en mourut de chagrin sans jamais avoir rencontré à nouveau l’amour. Et d’autres racontèrent que, des années plus tard, il retourna à la grotte pour donner sépulture à ses amis, qu’il prit la ferme résolution, qui jamais ne l’abandonna, de toujours aimer son prochain comme soi-même, ce qui le grandit et le protégea à jamais des ténèbres. »
Luc : « Oulala, j’ai pas tout compris. C’est devenu compliqué ton histoire, papet. »
Le papet : « Oh, mais ce n’est plus MON histoire. Elle t’appartient à compter de ce jour, ainsi que sa morale : c’est à toi désormais qu’il reviendra de la faire vivre. »

Mr V