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Mon humain Pozzo, par Christine de la Souchère

Maître Pozzo,

Je vous écris de ce lieu dérobé, où votre inconséquence m’a conduit. Inutile de vous rappeler la peine encourue à l’issue de votre procès. Le roi Narcisse IV ne plaisante pas avec les histoires de reflets. Vous, mon maître, devez payer l’amende et 1000 Florins et régler le problème des miroirs à double face, installés sans autorisation dans vos domaines, ceux-ci perturbant les déplacements des chars fleuris du Souverain. D’autre part, le Roi vous ayant surpris dans une situation délicate où votre manque d’empathie a provoqué un drame exemplaire, a rajouté 30 degrés à la sanction.
C’est moi que vous avez désigné, de fait, comme le permet votre position sociale, pour subir la sentence à votre place. C’est ainsi que cela a toujours été, entre les classes de notre royaume.

Lorsque le camion m’a emporté, j’ai vu la vallée une dernière fois, avec ses protubérances ondoyantes et ses alcôves légèrement blondies. Plus loin, à la frontière de notre monde, l’espace s’est fait plus poilu, plus en dents de scie. Puis nous avons atteint la zone et c’est là qu’ils m’ont déposé, comme ils le font avec les Suranés, l’espèce aux membres rouges et démultipliés.

Je dois vous dire que je n’en menais pas large avec ma pauvre vue à degré variable. La veille du départ, j’avais eu une erreur de transmetteur, à vrai dire récurrente dans les moments de stress, et ils ont dû me faire avaler deux gélules de Zarilex 300 et me faire endosser la capeline à double face. Pourtant, ils savaient parfaitement que ce médicament pouvait avoir des effets secondaires néfastes, mais le degré d’invalidité où je me trouvais les empêchait d’envisager une autre solution.

À la descente du camion, tous mes sens se sont mis en alerte. Un vieil avion à réaction faisait des cercles autour de ma tête et un vent très serré sur lui-même m’a soudain enveloppé comme une écharpe rêche. Je me suis aussitôt retrouvé au cœur de « la fête ». Un homme immensément grand et à tête caduque, muni d’un fouet, s’est projeté hors d’une maison basse dont la porte était un simple tissu crasseux. Il m’a toisé de toute sa hauteur, m’imposant une position de soumission. Aussitôt, il a glissé sur mon museau une muselière de fer tressé qu’il a attachée derrière mes oreilles. La muselière posée, je suis devenu silence de mots oiseaux et échine courbée, conduit par l’homme montagne muni de son fouet. J’ai parcouru de façon ininterrompue les rues et les boulevards de la ville Plomb où, comme un buvard, j’ai absorbé les humeurs délétères des lieux. Cela fait partie, comme vous le savez, de la punition. L’arbre de la « connaissance » a déployé chaque jour de nouvelles facettes.

Dans la rue où on m’avait parqué en résidence surveillée, on raclait le matin, avec les dents du balai-piston, la crasse et les bris de glace, canettes de bière et chaussures esseulées. Plus haut, dans le jardin clos avec sa grille rouillée, trois marches faisaient chaque soir paillasse. On y dormait ou on y mourait comme j’ai pu hélas le constater assez vite, de cuites profanes ou novices. Par chance, une fumée épaisse et verdâtre tombait immédiatement du ciel et faisait écran aux aspirateurs funéraires.

Lorsque nous parcourions cette rue tunnel, pour atteindre l’espace de distribution alimentaire, l’homme montagne portait toujours un coin de ses yeux dans son dos. Il surveillait les hommes-loups qui harponnaient large. Alors ma longe s’allongeait et je pouvais chercher sous les odeurs des morceaux de pain pour assouvir ma faim jamais rassasiée. Parfois un homme-loup qui harponnait plus près se mettait à racler des mots-menace. « Moi, je te tue, ta race ! tes morts ! » Malgré l’éclaboussure de bave, nous poursuivions notre route jusqu’à une autre rue comme un fil tendu, un filet olfactif. Pour moi, celui des écailles de moule ou des restes de festin. Dans la rue 22, l’homme montagne me longeait plus serré. Là, il y avait foule d’humanoïdes dans différentes versions : ceux aux larges épaules tatouées en opercule, ceux aux cheveux tentacules, ceux aux mains fines équipées de doigts sécateurs, et ceux à la beauté tubercule.

Pour la première épreuve, il m’a fallu, avec toutes les forces de ma carrure, escalader l’arche de la Victoire contre les Esternoïdes. C’est un portique gorgé d’étoiles mortes qui crépitent de râles maladifs, insoutenables à l’oreille. Cette épreuve m’a permis d’obtenir un décompte de dix degrés sur votre peine. J’ai dû à la prière quantifique d’avoir sauvé mes tympans. Ensuite, quelques rues plus loin, et sans surprise, l’homme montagne, après m’avoir attaché à un manopouce, a commandé, chez Signore Percolatore (le nom était indiqué en façade) « un café normal ». C’est ainsi qu’ici, ils nomment les cafés « pousse-pression ». Je plains les serveurs qui, affairés sans relâche, dans ce lieu très fréquenté, connaissent la terrible sentence encourue s’ils entament de trop sur le gâteau spongieux du temps.

Donc.
Le café normal aussitôt commandé, aussitôt servi.

Ensuite, Signore Dégresso est entré mécaniquement en action. Malgré sa mauvaise santé apparente, il a produit, in situ, son musqueux, degré 20,03. Après l’avoir bu, l’homme montagne, de façon incroyable, a regagné, illico presto, quelques centimètres de prestance au-dessus de son crâne caillou et quelques largeurs essentielles pour pouvoir asseoir à nouveau sa marche. Cela fait, il a été en mesure, comme je le craignais, de me « reprendre en main » et de me conduire vers l’épreuve suivante.

En bas de la pente, j’ai aperçu la mer, elle a charié aussitôt son odeur jusqu’à mes naseaux comme une gifle-scaphandre. Au milieu de mille charognes, comme bois flotté, parmi d’autres épaves, j’allais essayer de survivre dans cette eau verte et moussue et atteindre la zone d’amarrage. Telle était, je le comprenais, la nouvelle épreuve. Et, comme vous le savez, je n’ai jamais su nager.

Encore lié à l’homme montagne par la longe, j’ai humé les haleines grasses du port. C’est là que j’ai reconnu les Hommes de chez nous. Ils sont sortis sans bruit des conteneurs rouillés. Leur première entreprise a été, sur le quai déjà envahi par les ombres chaudes et blêmes, de se saisir de l’homme montagne. Comme un lion pris dans des filets, il a rugi sa colère-détresse avant de s’écrouler et de lâcher la longe.

J’ai ri comme on aboie au vent qui s’est emparé de mon corps tout entier. J’ai volé dans son sillage et me suis retrouvé bien loin de tout ce cirque, dans une grande ville peuplée de clochers et de dômes. J’ai couru comme un voleur fuyant sa propre ombre jusqu’en haut d’une route près d’un bois de laurier où j’ai trouvé un lieu de répit et d’où je vous écris sur mon clavier incorporé.

Je crois comprendre que votre peine a été remise mais j’ignore comment cela a été possible. Je crois devoir vous remercier, malgré la rancune qui m’anime, d’avoir donné les ordres nécessaires pour que j’échappe à la mort. Reste à savoir où je me trouve et comment je vais pouvoir rejoindre notre Monde.

Votre dévoué,

Lucky