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La Vierge, la Putain, la Sorcière, par Anna Schmit

 ... Ou une sainte trinité au féminin


Mesdames, Messieurs

Prêtez-moi attention,
J’ai une histoire à vous raconter
Celle du plus grand secret de l’humanité

Je la tiens de Sainte Anne, mère de Marie
Qui, fière de sa fille, me l’avoua
Mais chut ! N’allez pas lui dire que je vous l’ai raconté
Car la grand-mère de Dieu est soupe au lait
Et pourrait bien se fâcher

Voilà que Dieu dans sa grandeur a offert aux femmes un véritable pouvoir
Le plus grand de tous les pouvoirs
Convoité par les hommes de loi comme par les hommes de foi
Il accorde au féminin la Sainte Trinité
La fille, la mère, la sainte âme
Ou la Vierge, la Putain, la Sorcière

*

Il était une fois,
Une belle jeune fille
Au visage rond
Aux joues roses et charnues
Aux yeux clairs comme l’océan
Et au corset si serré, qu’elle ne pouvait respirer

De son corps potelé se dégageait une odeur de crème fraîche et de petit lait.

Nous l’appellerons Marie, ou Myriam, surnommée la Vierge

Elle hoquetait ; les larmes qui coinçaient dans sa gorge ne pouvaient s’échapper
Paysanne pataude
Empêtrée dans son dilemme originel
Son regard avait perdu toute malice
À force de désespoir

Elle se laissa choir sur un banc public
Sans aucun amoureux à bécoter

Lorsque vint s’asseoir à côté d’elle, la plus pulpeuse de toutes les madones,
Aux yeux de biche enjôleurs
À la chevelure flamboyante
Au décolleté provocant
Et au cul ! Plus appétissant qu’un chou à la crème

De son corps hâlé se dégageait une odeur de vanille et de monoï

Nous l’appellerons Madeleine ou Mado, surnommée la Putain

Prise de compassion pour cette jeune fille aux tristes passions
Elle la prit dans ses bras
Lui susurra des mots doux
Tenta de l’apaiser
Lui demandant ce qui lui causait tant de chagrin

Marie releva doucement la tête
Prise de nausées,
Régurgitant une pâte obscure
Manqua de s’étrangler

Entre deux hoquets, elle lui avoua l’inavouable
Quelques semaines auparavant
Elle s’était éprise d’un homme plus beau qu’Apollon
Un roi à la crinière de feu
À la peau caramel
Au torse fier et bombé
Aux muscles bien dessinés

De son corps d’athlète se dégageait une odeur d’anis étoilé et de menthe poivrée.

Sur son avant-bras, un tatouage, à la vie à la mort,
Marquait ainsi une vie intrépide faite de navigation entre mer et océan

Elle passa avec lui une nuit d’amour lors des feux de la Saint-Jean
Elle l’avait rejoint dans une crique de Massilia
Celle-là même où Protis et Gyptis s’étaient aimés.

Et là, dans la chaleur étouffante de ce début d’été
Dans l’ardeur de ses premiers émois
Elle avait uni son corps au sien
Avait désiré avec force le posséder
Avait exalté ce moment de passion

Elle n’avait plus saigné depuis
Laissant percer ses préoccupations
Elle décida alors de les partager avec son bel amant…
… Celui-ci prit la fuite

Et la Vierge continuait de sentir la vie grossir en elle
Sans savoir comment l’arrêter…

La Putain, pleine de malice, se souvint alors de sa vieille amie
Une guérisseuse aguerrie
Une prêtresse insolite
Au regard troublant, froid et compatissant à la fois
Au visage émacié
Aux mains magiciennes
Et à l’âme réparée

De son corps élancé se dégageait une odeur de roses, de musc et de cette moisissure boisée bien propre à l’Amazonie

Nous l’appellerons Ève, ou Evita
Surnommée la Sorcière

Celle-ci vivait retirée dans les profondeurs d’Abya Yala

Nouveau monde pour les conquistadors ignorants
Berceau de l’humanité pour les sages errants

Un jaguar et un serpent lui tenaient compagnie
Avec quelques tarentules aux poils bien poilus

Pour la rejoindre, il fallait
Traverser l’océan
Gravir les montagnes
Et surtout, embrasser la forêt

Mado proposa à Marie d’entreprendre avec elle ce long périple, de la conduire à Ève qui, selon elle, était la bonne personne à qui confier ses déboires

Quoi qu’il advienne
Ève serait là pour l’accompagner
À donner la vie comme à donner la mort

Ce choix était le sien
Il lui appartenait

C’est ce mythe fondateur que je vais vous raconter
À l’origine de l’humanité, il se répète sans cesse

Il m’a été confié par Sainte Anne, mère de Marie
Qui, fière de sa fille, me l’avoua
Mais chut ! N’allez pas lui dire que je vous l’ai raconté
La grand-mère de Dieu est soupe au lait
Et pourrait bien se fâcher