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Une coupe de cheveux, par Aroun Mariadas

Elle regarde ses deux amies assises sur les bancs en bois, le visage tourné vers le soleil tandis que les enfants dans les arbres crient en rigolant :
« Appelez le 17 ! Appelez le 18 ! »

Des blagues de gosses, ce n’est rien de plus que cela.
Des silences d’adultes qui se reposent, ce n’est rien de plus que cela. Et pourtant, c’est tout à la fois.

Derrière elles, ce matin-là, dans les arbres, des enfants accourent, escaladent. Iels grimpent ces êtres massifs et imposants, des arbres préhistoriques comme sortis d’un conte de fées.

Elles, elles s’écoutent en riant.
Elles rient d’agacement mais aussi de bon cœur du vacarme des mioches.
Elles parlent de la lecture d’un manifeste féministe qu’elles sont en train de rater.
Elles sont attentives au bruit des vagues.
Chacune de leur voix s’échoue tranquillement sur les lattes des transats — doucement — chauffées par les rayons du soleil.

Les mots.
Les arbres.
Les jeux en bois derrière elles.
Tout est sculpté.
Leur corps alanguis, au repos, qui s’exposent au soleil.
Les rayons sculptent tout.

Elle pense à lui en voyant un homme passer.
Un homme qui traverse la Plaine, ce n’est rien de plus que cela.

Quelques jours avant, elle avait évoqué la possibilité de lui couper les cheveux. Une idée lui était apparue quand elle l’avait rencontré pour la première fois et elle avait eu envie de se remettre à s’exercer petit à petit. Elle s’était dit que le toucher, que poser ses mains sur sa tête le calmerait, calmerait ses angoisses.
Comme quand on masse quelqu’un.

Iels avaient parlé d’insomnies.
Faut vous dire que les insomniaques communiquent entre eux.
Iels parlent du temps perdu.

Elle n’avait pas pour prétention de tout résoudre grâce à une coupe de cheveux, mais peut-être qu’il en ressortirait content. Il ne s’agissait pas de faire disparaître son look d’adolescent effaré ni de bouleverser ses habitudes.
Non.
Pas tout changer, mais faire un pas de côté s’il en avait envie.

Elle avait l’expérience d’avoir percé le cœur d’un homme dans son sommeil et il le savait. Elle lui avait dit que tout irait bien, mais c’était en fait un combat de longue durée.

Maintenant, elle se remémore son passé comme on regarde l’eau s’enfuir par la bonde et c’est un peu comme attendre que le crime soit évacué. En silence.

Quand elle ne peut plus sortir de chez elle, elle marche le long de ces plages de solitude hébétée. D’abord, il faut rouler son corps, sortir de la matrice du lit par les jambes. Comme on pétrit un galet sauvage. Ce corps, il faut le malaxer fort contre la couture du matelas. Il faut faire cela tous les jours, jusqu’à ne plus s’en souvenir.

Lui, il ne dort pas. Il cligne des yeux et ça recommence. Il ne dort pas et le souvenir des choses lui échappe. Et entre deux phases de non-sommeil, il vit l’usure répétitive du quotidien. Il finit par pousser le vélo le long des côtes interminables. Quelquefois, il courbe l’échine et il pousse. D’autres fois, il encourage son vélo à avancer, et c’est toujours contre lui-même qu’il pousse.

Iels font rouler leur corps comme on descend d’une falaise avec prudence et retenue.
Iels pensent qu’il faudra un jour sortir de cet abîme profond.

Elle se souvient des panneaux de signalisation des petites routes de campagne. Elle se souvient qu’iels étaient allé·e·s chercher le soleil en haut de la rue qui monte vers la Plaine. Elle se souvient de ce moment de soulagement, une fois le premier pas fait.

Dans ces moments de ruines passagères, il faut aller chercher le soleil.
Chercher le soleil repose sur un mécanisme lent.
Chercher le soleil réactive inconsciemment le souvenir d’avoir été choyée par des êtres multiples : les amis qui donnent rendez-vous à la piscine, une tasse de café, deux jeunes femmes qui se débattent contre l’hétérosexualité à la table d’à côté, le dernier roman de Karim Kattan aperçu dans les mains de sa voisine de palier.

Maintenant qu’ils se connaissent un peu plus, qu’ils font plus que s’échanger des banalités, maintenant qu’ils se parlent vraiment, elle se dit qu’elle pourra lui couper les cheveux.
Ses cheveux, ils poussent dans tous les sens. Ses cheveux, ils sont drôles comme une forêt d’ajoncs. Ils poussent dans tous les sens et elle, elle les trouve drôles.

Demain, elle ira lui parler. Sur le chemin pour la boulangerie, elle toquera doucement à sa porte. Elle ira lui parler. Il lui proposera peut-être un café. Mais ce soir, il faut dormir.

Il est 1 heure du matin : elle se réveille et elle sort du sommeil. Elle en met du temps, elle se relève à regrets de son lit. Elle effleure le mur, elle tourne la poignée de porte de la chambre, entre dans la cuisine, se sert un verre d’eau, le boit à moitié et l’abandonne. Elle n’a rien envie d’autre que de se replonger dans le sommeil.

Demain, elle lui proposera de venir boire un café chez elle. Il passera la main sur les murs et elle dira que ça fait des lustres qu’elle doit se faire des étagères, comme pour justifier les piles de livres entassées. Il passera la main dans ses cheveux.

Là, vous vous dites que c’est une obsession chez mon personnage de vouloir se remettre à la coiffure. Mais voyez-vous, c’est comme ça, c’est moi qui décide.
Elle, elle avait fait des études de coiffure dans une autre vie et je trouve que c’est important de laisser les gens se reconnecter avec leur passé. Voilà pour l’explication. Mais en réalité, je ne devrais même pas avoir à me justifier.

Le lendemain, elle répétera les gestes dans l’ordre : dents, peigne, chaussures, clés.
Une fois dehors, elle prendra une bouffée de soleil en descendant la rue.
Une fois rentrée à la maison, la baguette à la main, elle se dit : c’est pour demain.

Ce n’est pas compliqué. Il y a une façon de faire les choses, une façon propre et ordonnée.

« Placez le client au centre de la pièce pour pouvoir le voir de tous les côtés.
Demandez à la personne de s’asseoir sur la chaise en bois, une de celles que vous utilisez pour atteindre certains objets dans les placards. Cette chaise-là fera l’affaire.
Sur une table, disposez le ciseau et la tondeuse à côté de la petite serviette en coton.
Il faut faire table rase pour commencer à travailler.
Préparez le terrain, la marche d’approche, encerclez l’ennemi : raccourcissez bien sur les côtés, ne tolérez rien, pas un pic, pas un épi, pas une mèche qui dépasse.
Une fois que tout est propre autour, attaquez-vous au sommet de la montagne, cette touffe au-dessus de la tête. Tenez les mèches noires entre vos doigts et maniez le ciseau, et c’est là qu’on voit la personnalité du coiffeur ou de la coiffeuse : à votre façon de tenir, de jouer avec les ciseaux. »

C’est pas grand-chose, hein, et pourtant sur le moment, il n’y a que ça qui compte.
La façon dont les cheveux laissent les perles de soleil goûter, les lames bien précises qui coupent, recoupent à volonté.
La contrainte du perfectionnisme prend son essor, mais elle se modère.

« Une fois que c’est fini, taillez plus finement, de plus en plus près de ce que vous voulez voir aboutir et regardez ce qui s’affiche sur le visage du patient. »

Elle le voit. Elle cherche une conjonction sourire-regard. C’est devenu facile, elle la trouve, cette conjonction-là, elle en est presque étonnée. Il a quelques mètres d’avance, il la voit arriver.
Mais qui a quelques mètres d’avance sur qui ? Lui qui fume sa clope devant son atelier ou elle qui repasse des scénarios de salon de coiffure dans ses moments d’insomnie ?

Debout sur le trottoir, occupant inconscient de sa coquille, il rêvasse en fumant une clope industrielle. Debout, sur le seuil, téléphone dans la main puis téléphone dans la poche, les yeux sur l’enseigne de l’autre côté du boulevard.
Elle arrive à pas fracassants, comme il se doit, comme si elle avait rendez-vous.
Tandis que lui opère un plan fixe devant lui, elle accumule à toute vitesse des images : les passants, la trottinette nouvelle génération, les voitures qui circulent sur le boulevard, une rotation d’images, toujours les mêmes.
Pas sur le trottoir, rayons, soleil du matin, trottinettes, voitures et au bout : l’atelier.

Il la voit, elle le regarde.
Iels se regardent d’un air entendu.
Leurs deux sourires s’entrechoquent dans la vitesse d’un jour grouillant d’activités, avant même qu’iels aient pu conclure le pacte quotidien par le moyen d’une parole — la même pour tous, comme une paire de jeans/converse :
« Salut, ça va ? »

La rencontre entre deux sourires alternés.

Est-ce que pendant qu’il fume sa clope, elle lui raconte les premières fois où elle a arpenté la rue qui monte, où elle habite maintenant, les buissons de laurier-rose qui dansent lorsque le vent passe dans les branches ?
Est-ce qu’il l’accompagne mentalement dans cette visite du quartier, dans ce jeu de pistes jusqu’à chez elle ?
Est-ce qu’elle l’accueille dans ce temps indifférencié du discours ?
Qui coupe les cheveux de qui en quatre, le personnage qui ouvre la porte, le narrateur qui loue l’espace de la page ou l’auteur-propriétaire qui permet à tout le monde d’être là ?

Toujours est-il que des mèches finissent par tomber, ici et là, sur le parquet en bois, tandis que les ciseaux s’appliquent dans la précision, tandis que les côtés sont bien rasés.

Plus tard, elle le rencontrera par hasard dans le cinéma du quartier, la coupe fraîche, bien solide comme habituée sur son crâne. Quelque chose a changé, un air qu’elle n’arrive pas à déterminer.