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Quitter les Oliviers par Ashley Ouvrier

Mme Herzi avait accueilli Géraldine exactement comme les six fois précédentes. Sur son canapé en velours marron, elle avait apporté sur la table basse en verre du salon un plateau sur lequel elle avait disposé une grande cafetière en métal, deux tasses serties d’un liseré d’or et des petits beignets saupoudrés de sésame et de sucre glace qu’elle avait préparés la veille.
— On les appelle les doigts de la mariée chez nous, en Algérie, lui avait-elle encore une fois précisé, tandis que Géraldine rassemblait les dernières pièces nécessaires pour constituer le dossier de réclamation de Mme Herzi.
Le mari de Madame Herzi, Mohamed Herzi, était un ancien soldat de l’armée française qui avait travaillé trente ans dans la même entreprise de maçonnerie basée à l’Estaque. Il était décédé six mois auparavant d’un cancer des poumons. Et depuis, sans que personne ne comprenne pourquoi, sa veuve, Mme Herzi, s’était retrouvée sans le sou, car elle ne percevait pas la pension de réversion à laquelle elle avait droit.
Géraldine profita que Mme Herzi rapporta le plateau à la cuisine pour se lever du canapé et fit quelques pas dans le salon qui lui était devenu familier au fil des rendez-vous. Elle prit le temps de regarder un tableau représentant la pierre noire ramenée d’un pèlerinage à la Mecque, balaya du regard les portraits des cinq enfants Herzi figés dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix. À côté d’un écran plat qui diffusait une chaîne d’information en continu, le son coupé, une grande baie vitrée baignait de lumière cet appartement rempli de souvenirs et de solitude. Elle se tenait désormais debout devant cette vitre. Le ciel lavé par le mistral de la veille exhibait un bleu magnifique tandis que le soleil puisait dans la mer tout ce qu’il pouvait de lumière. Si l’on plissait les yeux, on percevait le dessin de la côte qui remontait depuis l’Estaque jusqu’aux Goudes. Dans les terres, les grands ensembles grisâtres laissaient peu à peu apparaître les tuiles orangées de quelques maisonnettes, une ou deux villas plus opulentes par-ci par-là, jusqu’à ce que le tout se transforme en un millier de petits cubes colorés. Tout au fond, les immenses blocs de roche blanche apparaissaient nus, entourés ça et là du vert-gris de la garrigue. Marseille était la ville qui avait vu naître Géraldine, la ville qui l’avait façonnée. Elle savait désormais que Marseille serait la ville qu’elle devrait quitter.
— Un grand merci, Madame Antonini, dit Madame Herzi en constatant que Géraldine n’était plus sur le canapé, puis hésita, un peu gênée, avant d’ajouter :
— Alors on croise les doigts, comme on dit, hein ?
Les délais de traitements de plus en plus interminables auxquels était confrontée Géraldine dans la gestion des problèmes sociaux des habitants des Oliviers se retrouvaient aussi bien au niveau de la CAF que de la police, des bailleurs sociaux ou encore de la ville. Cela lui était devenu si insupportable ces dernières années qu’elle n’admirait plus la courtoisie des personnes comme Madame Herzi, mais considérait plutôt sa réaction comme une forme d’aliénation nécessaire dans un environnement malade.
— Oui, on croise les doigts, lui répondit Géraldine en se déplaçant jusqu’à la porte d’entrée, tout en s’assurant qu’elle avait bien rangé sa pochette en plastique violette dans son cabas.
Arrivée devant la porte d’entrée, Géraldine se retourna pour saluer Madame Herzi, mais n’eut pas le temps de tendre sa main que Madame Herzi la lui attrapa des deux siennes et lui souffla un inch Allah accompagné d’un sourire d’une profonde douceur. Géraldine attendit quelques secondes après que Mme Herzi ferma la porte. Puis deux grosses larmes coulèrent sur chacune de ses joues fatiguées. Elle essuya presque aussitôt ses yeux avec son index, puis s’engouffra dans les escaliers. Ses « instants de faiblesse », comme elle appelait ces moments où elle n’arrivait plus à avoir assez de distance avec les personnes qu’elle suivait, ils étaient le lot de tous ceux qui travaillaient dans les quartiers nord, et il y avait belle lurette qu’elle avait appris à ne pas encombrer les collègues avec ça. Mais ces temps-ci, il faut bien dire que les situations qui ne l’affectaient pas étaient de moins en moins nombreuses.
Géraldine arriva en sueur mais soulagée au pied de l’immeuble, car Madame Herzi était sa dernière visite de la matinée et qu’elle n’avait plus qu’à retourner au centre social à pied pour y déposer tous ces dossiers. Par automatisme, elle avait remonté son t-shirt au-dessus de ses narines pour éviter de sentir l’odeur âcre d’urine qui envahissait l’escalier du F12 depuis que le gardien n’avait pas été renouvelé deux ans auparavant. Sur son chemin, elle croisa ensuite Monsieur Girot, Madame Barzani et la petite Saafia, qui avait bien grandi.
Yasmine de l’accueil lui annonça à son arrivée au centre social que Sébastien était parti pour régler un truc administratif apparemment urgent à la mairie et que le reste de l’équipe s’apprêtait à prendre leur pause déjeuner. Géraldine se dirigea vers le frigo de la salle de détente et y extirpa sa barquette d’« aiguillettes de poulet au miel » surgelé qu’elle y avait déposée le matin même, retira l’opercule et la glissa dans le four à micro-ondes.
Ils étaient déjà tous assis autour de la table lorsqu’elle y posa l’assiette fumeuse de son déjeuner.
Elle les regardait tous autour d’elle dans la salle de réunion où ils avaient pris l’habitude de manger. On aurait dit qu’une vitre imaginaire s’était installée entre elle et eux. Comme à l’accoutumée, chacun déballait son repas du midi. Farida, la directrice, s’était fait livrer le plat du jour par Hamza, qui avait le snack d’en face : du poulet pomme de terre, qu’elle mangeait à même la barquette en plastique avec un couteau et une fourchette du centre. Younès mangeait son éternel burger sauce samouraï tandis que Yasmine ouvrait son tupperware en verre, qui allait permettre à tout le monde de découvrir quelle était la petite merveille qui les attendait aujourd’hui. Car non seulement Yasmine amenait toujours un plat cuisiné pour déjeuner le midi, mais elle en cuisinait toujours un peu plus pour pouvoir en proposer à tout le monde. Ce jour-là, c’était des briques au thon ; il y en avait deux en plus qu’elle coupa en huit morceaux et qu’elle distribua sur des papiers de sopalin à qui en voulait.
Cela faisait maintenant trois mois qu’Hamid était mort et plus personne n’en parlait.
— Alors David est passé au centre ce matin ? demanda Younès à Yasmine, qui distribuait les parts de briques.
— Oui, il est venu récupérer les tarifs du stage de foot pour ses petits neveux, répondit-elle en cachant assez mal un doux sourire.
— C’est parce qu’il est juif que tu ne sors pas avec lui ? lui demanda Younès avec un immense sourire.
— T’es con, lui répondit Yasmine en rigolant tout en rajustant son voile.
À midi, on ne parlait jamais boulot. C’était devenu un rituel.
— Après, c’est vrai que c’est plus simple si t’as la même religion, dit Yasmine en tamponnant le coin de sa bouche délicatement avec un morceau de sopalin.
Chacun remangea en silence.
— En même temps, regarde la famille Taleb : elle est catholique et lui, il est musulman, et franchement, y a pas de problème, dit Younès avant de croquer une grosse bouchée de son burger dont la sauce déborda de sa bouche.
— Et toi, Younès, c’est parce que t’as pas de copine en ce moment que tu veux jouer les entremetteurs pour Yasmine ? dit Farida en avalant une pomme de terre.
— Non, c’est parce qu’il veut pas qu’on lui parle d’Assia. La dernière fois, quand elle est venue se renseigner sur les cours de zumba, j’ai cru que ta mâchoire allait se décrocher, dit Géraldine avec un grand sourire.
Tout le monde se mit à rire, car Assia était d’une beauté fracassante et faisait littéralement tomber toutes les mâchoires du centre social à chaque fois qu’elle passait.
— En plus, elle est ivoirienne comme toi, non ? dit Yasmine à Younès, qui faisait mine de replacer la manche de son t-shirt un peu trop serré sur ses gros bras musclés.
— Et toi, Géraldine, quand est-ce que tu vas t’acheter une robe sexy pour pécho ? lui rétorqua Younès, ce qui fit rire Géraldine à gorge déployée tant l’idée de se voir dans une robe sexy lui semblait saugrenue.
L’après-midi se passa comme tous les jeudis. Géraldine tapa frénétiquement des dizaines de mails aux institutions et collectivités locales habituelles, à la politique de la ville, à la CPAM, à la CAF, aux bailleurs sociaux, à la mairie, et finit par l’enregistrement électronique de la demande de pension de Mme Herzi en mettant en lettres capitales à l’attention de la personne qui lirait sa note : URGENT – 3 MOIS DE LOYERS EN RETARD. Et comme tous les jeudis, Géraldine fila sans saluer ses collègues pour se rendre chez Kevin, son voisin kiné qui l’aidait à soulager ses maux de dos chroniques.
Alors qu’elle s’apprêtait à enfoncer sa clé dans le neiman de la porte de sa Renault Twingo bleu turquoise, elle se retourna et observa la banalité du bâtiment dans lequel elle travaillait depuis quinze ans. Elle remarqua que quelqu’un avait tagué le panneau de l’inauguration du conseil régional. On ne lisait plus centre social des Oliviers, mais centre social de mon vié. Géraldine se retourna à nouveau vers sa voiture, s’installa dans la cabine puis démarra le moteur. Alors qu’elle rejoignait l’allée centrale qui lui permettrait de prendre la L2 et qu’elle se projetait déjà dans les mains de Kevin, elle crut apercevoir Aziz, le petit frère d’Hamid, juste à l’entrée de la cité. Oui, c’était lui. Il était avec les autres chouffes du quartier, adossé à un scooter, affublé d’un sourire béat. Elle baissa sa fenêtre par automatisme ou peut-être dans une forme de respect inconscient envers la famille du défunt, remarqua le récent duvet au-dessus de sa bouche. Il semblait occupé, non, il scandait quelque chose, un morceau de musique qui retentissait depuis la baffle qu’il tenait dans sa main gauche. Elle reconnut la voix de Heuss l’enfoiré qui scandait au vocodeur : donnez do-do-donnez, donnez-moi de la moulaga, qui semblait résonner dans toute la cité.
Géraldine donna un coup d’accélération et ne remonta sa vitre qu’une fois arrivée sur l’autoroute. Tandis qu’elle observait le ciel dont les couleurs commençaient enfin à s’adoucir, elle porta sa vapoteuse à sa bouche et alluma son poste de radio. Elle reconnut immédiatement la mélodie synthétisée et répétitive de Félicita, ce tube des années 1980 d’Al Bano et Romina Power, sourit à cette ivresse naïve du bonheur à l’italienne qui avait bercé son enfance et ne put s’empêcher de repenser aux yeux brillants d’intelligence et de tristesse d’Hamid, la première fois qu’elle l’avait rencontré dans son bureau il y a quinze ans.