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Les cahiers de soie (extraits), par Gilles Picciola

Ce texte est extrait du roman de Gilles Picciola, paru aux éditions Le temps d'un roman. Lien vers le site de l'éditeur : https://www.temps-roman.com/product-page/gilles-picciola-les-cahiers-de-soie-1

 

À l’automne de 1619, je suis reçu libraire de l’université.
Haut de taille et maigre de corps, brun de poil, les yeux nerveux et la voix grave, j’ai dix-huit ans.
Je quitte le quai de Gesvres.
Monsieur Tacis me confie un portefeuille en cuir.
Il contient des écrits de Monsieur Théophile de Viau qui ne peuvent être imprimés en France parce qu’il est protestant.
Pour avoir nié l’immortalité de l’âme, Lucilio Vanini est mort sur le bûcher à Toulouse, la langue arrachée.
Monsieur me fait ses recommandations :
« … quand vous serez en Hollande, allez à Leyde, chez Elzévir… ».
Mademoiselle Tacis demeure assise, près de la table, les yeux baissés, en silence.
Nos regards se croisent pour se détourner.
Nous ne savons pas nous parler.
Dans le dos de son père, elle me tend un cahier enveloppé d’un tissu de soie.
Je le glisse en silence entre ma chemise et ma chair.
Muni d’un sauf-conduit, je pars seul, à cheval, en direction du nord.
Lorsque j’arrive à Leyde, le ciel est noir et une pluie fine tombe sur la ville.
Quand je trouve la maison de Lodewijk Elzévir, la pluie s’est transformée en flocons de neige qui blanchissent le sol.
Des vers me reviennent en mémoire :

« Tous nos arbres sont despouillez
Nos promenoirs sont tous mouillez
L’esmail de nostre beau parterre
A perdu ses vifves couleurs… »


Lodewijk Elzévir est mort depuis deux ans. C’est son fils, Mattias Elzévir, qui me reçoit.
Le soir, dans l’atelier, en buvant du vin brûlé, je raconte :

« Je m’appelle Sébastien Lisard.
J’apporte des écrits de Monsieur Théophile de Viau de la part de Monsieur Tacis. Il souhaiterait que vous les imprimiez. »

Mattias l’Aîné me demande de me présenter.

Ce que je fais :
« Je suis né l’an 1601 à Paris.
J’ai étudié à l’école latine de la rue de Bièvre.
J’ai toujours souhaité vivre parmi les livres.
À quatorze ans, je suis entré comme apprenti chez Nyon, mon oncle, marchand libraire à Paris.
Il est mort en 1617.
Dame Nyon a hérité du titre de libraire.
Elle exerce sous le nom de Veuve Lisard.
Elle me chasse pour des raisons trop longues à dire maintenant.
Je me réfugie chez Monsieur Tacis, imprimeur-libraire, quai de Gesvres.
C’est un petit homme du Midi, sec, brun de peau, le nez busqué, le teint hâve, un regard de feu.
C’est là que j’achève mon apprentissage.
C’est là que je rencontre la fille de Monsieur Tacis pour la première fois.
Mademoiselle Camille Tacis…
Je suis aussi venu en Hollande pour apprendre votre manière d’imprimer. »

Je donne un papier roulé à Mattias l’Aîné.
Le regard perçant sous la broussaille des sourcils, il lit à haute voix :

« Extrait du brevet d’apprentissage de Sébastien Lisard, âgé de quatorze ans, fils de Denis Lisard, marchand boucher à Paris, y demeurant au pavé de la place Maubert, paroisse Saint-Étienne-du-Mont. Il s’est obligé pour le temps de quatre années entières et consécutives avec le sieur Jean, Nicolas Nyon, marchand libraire à Paris, y demeurant place Conty, sur le quai Malaquais, paroisse Saint-André-des-Arts, sans aucuns deniers déboursés de part ni d’autre. Lequel brevet nous avons eu pour agréable après la lecture qui nous en a été faite par le sieur Barreau, notaire au Châtelet, et que nous avons déclaré audit apprenti qu’il ne pourra parvenir à la maîtrise qu’en rapportant un certificat de Monsieur le recteur de l’université de Paris qu’il est congru en langue latine et qu’il doit lire le grec.
Fait et passé en notre chambre syndicale le 7e jour d’Octobre 1619 »

Une fois sa lecture finie, Mattias l’Aîné garda le silence, les yeux baissés un long moment.
Un grand silence régnait dans l’atelier.
Puis il leva son regard vers moi, me sourit et me tendit la main en disant :
« Soyez le bienvenu… »