Les habitants de mon quartier se décomposent en petits échantillons variés qui s’observent idéalement au café de la place :
La couche bobo surnage !
puis il y a :
Les marseillais traaanquilles ! ...
Les familles du coin
Les personnes âgées ou seules
Les étrangers ou nouveaux venus
Mais c’est cette première catégorie qui m’intrigue le plus, succédanée des premiers bobos qui, il y a 10 ans, semblaient encore énigmatiques :
Comme c’est étrange à quel point on sent maintenant une uniformisation des attitudes, des looks, du langage et des manières idiomatiques...
qui tous se tiennent dans un juste milieu, une moyenne, et semblent offrir à notre regard la bonne mesure de toutes choses.
Quel tableau placide et joyeux, où flotte l’idée de bien-être, de valeurs refuges, d’efforts consentis, d’honnête prospérité.
Est-ce cela qu’on appelle bien-pensant ou politiquement correct, je ne sais pas, mais c’est un phénomène étrange que.... cette bonne mesure en tout :
- un abord sympa et jovial juste un peu décalé des convenances de politesse ou de réserve, un style vestimentaire agréable juste un poil décalé du genre casuel chic / classique… des codes rassurants, avec juste un petit pas de côté
C’est le rendez vous des jeunes mamans, ce matin à 11h !
On s’invective, on sourit, on blague en garant son vélo cargo
On arbore manifestement un air arty, trendy, chevelure longue et naturelle et casquette ou queue de cheval pour se coiffer un peu…
cet automne …jean ample ou salopettes, chemisier bouffant, boot’s en daim ou birkenstok beiges, banane en tissu portée en diagonal (on ose quelque fois le motif léopard), lunette de prix, petit minois, peau soignée, léger hâle façon nuage d’été...
Il se dégage d’elles un sentiment d’aisance et de décontraction marquée.
Un tempérament de pondération, résultant d’une vision de l‘existence que rien ne perturbe à l’excès... existences qui seraient comme repues, stabilisées ?
Et nul ne pourrait deviner comment elles réagiraient face à des émotions vives, des événements inattendus ou des réalités plus âpres charriées par un monde violent… Cet au-delà d elles-même ne semble pas les concerner.
C’est peut-être cela le plus troublant, cette neutralité apparente, ce ralliement constant aux codes d’une catégorie sociale qui prône l’hédonisme en toutes circonstances et glisse sur les inquiétudes communes, l’inconfort et l’incertitude à habiter le monde, le doute quant à la place qu’on occupe ou le sens qu’on donne à sa vie.
Ce consensus sur ce qu’est meilleur de l’existence, doublée d’un léger aveuglement propre aux vies aisées, a quelque chose de terrible et réveille en moi de vagues idées d’eugénisme.
Eu-gé-nisme (?)... diantre !
Oh ! Comme c est cruel de les taxer de monstres voulant engendrer de semblables petits monstres voués à être bercés pour l’éternité !
N’est-ce pas de la jalousie ou même de l’envie qui s’exprime en moi ?
Mais je me souviens aussi du propos d’un philosophe ami (était ce Deleuze ?) qui nous dit que ce qui nous arrête chez nos semblables et nous les rend intéressants, est ce qui, chez eux, exprime le trouble ou la maladresse, l’imperfection et le manque
Cette chose imperceptible que l’on appelle grain de folie, ce petit hic, ce côté branque, comme on parle d’une fantaisie dans l’œil
Seul ce léger décalage d’avec la norme, cet interstice qui fait entrevoir la faille, la névrose et l’intranquillité, nous rend l’autre attachant et proche
Et comment, par ce trouble ou ce manque nous devenons ensemble les artisans communs - et réciproques - de nos existences…
Nous faisons ensemble un travail d élucidation du monde et le rendons vivable et vibrant.
Par le doute qui nous habite, nous créons perpétuellement du sens, du jeu...
Nous arpentons un espace-temps ouvert, un horizon inachevé...
Nous partageons un incommensurable don : celui de nos espoirs, de nos rêves et de nos passions.
textes issus d'ateliers d'écriture animés par Martin Chabert