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Mes chers petits rats, par Martin Chabert

Ça y est. Ça reprend. Est-ce que ça a ou est-ce que ça vient de reprendre ? Comme si ça m’attendait. Ça n’attendait que moi. Je ferme les yeux, et je ne sais plus très bien, si ça se rapproche ou bien si c’est moi qui l’attends. Je veux dire, non seulement ce bruit qui revient sans arrêt et qui n’a pas finit de me casser les oreilles, mais encore autre chose, derrière : une sorte de biscuit qu’on me grignoterait directement dans le conduit auditif. 

Dans une telle situation, naturellement, on pense d’abord à un rongeur, peut-être une souris, avec son museau humide et l’allure craintive de ses petites pattes de devant. Est-ce que j’avais déjà eu des souris chez moi ? Plutôt un rat ou deux, enfant. On précisait : domestiques, mais y a-t-il vraiment une race différente pour les rats domestiques ? Certainement. De toute façon, on s’en était vite débarrassés. 

On avait d’abord songé les confier à une espèce de gothique qui m’avait entendu en parler au rayon croquettes du supermarché et qui m’avait littéralement sauté dessus. « Je veux tout de suite vous rassurer, avait-elle commencé, avec ses deux oreilles exagérément décollées de sa boîte crânienne, j’ai une cage immense, quasiment aussi grande que ma chambre. » Puis elle s’était lancée dans des explications sur comment elle était tombée amoureuse de ces bestioles qui vivaient depuis des millénaires en symbiose avec nous, et sur comment elle les nourrissait chacune chaque jour différemment selon leur personnalité, mais quand elle ajouta que le soir elle mangeait exprès de grandes tartines de fromage dans son lit pour y faire des miettes, et que la nuit elle laissait la cage grande ouverte pour qu’elles se sentent la liberté de venir les lui grignoter, je ne sais pas, ça avait arrêté de me plaire, et à la place j’avais préféré les relâcher dans un square à côté de chez moi où j’avais observé les gens faire aussi beaucoup de miettes, mais avec un petit bosquet grillagé où elles pourraient venir nicher, sans crainte, comme de vrais rats.

Je repensais à toutes ces histoires sous la douche, à ce que devenaient mes chers petits rats, depuis le temps et, de fil en aiguille, je me mis à regarder le rideau, comme pour la première fois. Des petits poissons dansaient devant moi sur le tissu en plastique. En haut, là où les couleurs restaient vives, on pouvait encore distinguer toutes sortes de tailles, de formes, d’espèces, qui souriaient, se prenaient par la main, tournoyant ensemble par le vaste l’océan. A la jonction de deux bandes, là où les motifs se superposaient, les petits poissons croisaient les gros et, selon ce qui avait été imprimé d’abord, semblaient tantôt être dévorés, tantôt dévorer leur semblable. Plus bas, les couleurs et les motifs disparaissaient dans l’obscurité.

Je coupe l’eau, et maintenant, quoi encore ? Le bruit, il revenait, mais en beaucoup plus fort. Ça n’avait plus grand-chose à voir avec ce qu’était capable de produire une souris. C’était plutôt plus sombre, plus mou, flasque même, comme les grosses babines d’un animal endormi. Comme d’habitude, je sortis de la cabine pour me sécher dans le salon, où j’étais plus à l’aise, mais il était envahi par la poussière, une masse impressionnante en suspension, révélée par la lumière. Elle avait recouvert l’ensemble de la pièce, le canapé, la table basse, et maintenant mon corps mouillé. Je comprenais qu’elle avait pénétré par la fenêtre, mais je la distinguais mal à travers le nuage. 

« J’ai dû la laisser ouverte, pensai-je » et, sans réfléchir, je me dirigeais vers elle. A chaque pas, le bruit se faisait de plus en plus fort et, comme pour me protéger de quelque chose, ou simplement pour mieux respirer, je me penchais chaque fois un peu plus. C’était en même temps étrangement excitant… Est-ce que je m’approchais de la source ? Sous la nappe des secousses régulières, je percevais maintenant un discret jappement aux résonances métalliques, parfois suivies d’un violent battage qui me maintenait en alerte.

C’est ainsi que, sans m’en rendre compte tout à fait, je me retrouvai à quatre pattes sur mon balcon, complètement nu et recouvert d’un mélange très odorant de poussière et de poils de chien, tout simplement parce qu’un voisin, ce jour-là, avait décidé de battre son tapis.