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Une image, par Emmanuelle Hardy

Le jardin est clos par de grands conifères frissonnants devant lesquels elle se jette à corps perdu et son corps capturé a brûlé.

Alice est assise sur le lit et reprend l'image que mes mains puis mes yeux cherchent à retenir. C'est mon père qui l'a prise, c'est sa cousine là je crois, je ne connais pas son nom. Mais elle ne voit pas la jeune fille qui court dans le jardin, elle ne voit que son image. Pourtant, dans le crépuscule d'un jardin, une silhouette précipitée troue l'image, blanche comme le papillon inattendu pris dans un flash. J'ai vu son visage sur les autres photos, et comme elle riait.

Comme elle court ! Impossible de l'arrêter, elle va se jeter sur moi. Comme elle est belle...elle est terrifiante, toute à sa joie. Ses cheveux volent un peu derrière elle, c'est parce qu'elle court à grandes enjambées dans l'herbe. Elle va se jeter sur moi et je l'entends déjà rire. Il est trop tard pour cela, le soleil a déjà décliné derrière les arbres et le ciel s'assombrit, il n'est plus temps de jouer, viens. Mais elle n'écoute rien, trop occupée à rire. Avec la dernière des effronteries elle fonce dans le jardin. Le jeu n'est pas terminé, tu as pris mon visage, j'ai été sage mais regarde, regarde maintenant comme je cours.

Elle s'élance tandis que l'inquiétude le saisit. Je vois bien tout cela, je sens le froid qui descend dans le jardin. La journée a été belle, l'appareil lui appartient depuis peu. Dans la lumière déclinante, quelques secondes avant l'impact il déclenche l'obturateur. Le flash les éblouit. Elle arrêtera sa course, le corps brûlé en plein vol, essoufflée, riant encore. Je l'entends comme je sens la fébrile précipitation du photographe et le serein qui bientôt couvrira l'herbe. Rentrons si tu veux bien. Dans ses yeux un feu dément accuse la faiblesse de celui qui l'a brûlée comme d'autres avant, car elle était trop belle, car la première elle avait brûlé la pellicule et mes yeux éblouis devant son image vivante dans mes mains, dans la chambre, dans l'image du jardin devenu souvenir mien.

 

décembre 2021