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Neuneuil, par Sophie Bellamy

Sur le chemin qui séparait Raymond Verneuil de son domicile au travail, on pouvait compter trois cent quatre-vingt-quatre marches d’escalier si on passait par la rue Théodore, puis rue Colbert, en coupant l’avenue Monnet pour rejoindre enfin la place Zola.

Ce parcours offrait de petites volées de marches successives qui permettaient à Raymond de passer à l’envie du printemps de Vivaldi au dernier tube pop couiné par le poste de sa cuisine, déjà engrangé dans sa vive mémoire musicale pendant qu’il mâchait consciencieusement ses deux énormes tartines : orange d’abricot, noires de myrtilles, rouges de fraises ou framboises, ou encore jaunes de miel, selon la saison. Portions de blé et de sucre accompagnées d’un immense bol de café qui constituaient, depuis des années, son sempiternel petit déjeuner.

Malgré sa mise un peu fade et son côté parfois collet monté, Raymond aimait que les choses soient vives et colorées. Son intérieur débordait de tâches et de traces criardes jetées sur les murs, sur l’évier, dans l’entrée... Les ustensiles de cuisine, les nombreuses pelles, balais et balayettes formaient un arc-en-ciel assez foutraque qui, après avoir émerveillé, laissaient vite un sentiment léger mais tenace de vague nausée.

Pourtant, personne n’aurait choisi, face à cet appartement bigarré, cet homme au costume aussi terne que modeste qui, devant de très beaux yeux vairons, portait depuis la cinquième année de son existence des verres de plus en plus épais. La particularité de ce regard doux et troublant, autant que déformé et repoussant, lui avait valu, depuis le CP, d’être surnommé "Neuneuil" – contraction commode de son nom Verneuil – qui ciblait aussi directement l’originalité de ses globes oculaires, vus de devant et derrière.

Raymond avait une passion avouée, un amour immodéré pour les escaliers : ceux qui tournent, ceux en paliers, ceux qui se rejoignent, les grands marbrés et majestueux, les petits aux marches étroites et usées, les tout raides en acier rouillé, les plus tendres en bois façonné ou en pierre calcaire, déformés par les temps, celui qui passe et celui qu’il fait. Il aimait même les espaliers faits de rondins grossiers qu’il pouvait trouver au cours de ses longues marches en forêt.

Ce plaisir pour les parcours qui faisaient travailler ses muscles fessiers, mollets et ischio-jambiers nourrissait en réalité une manie (inarrêtable) : mettre en ton chaque pied posé sur une marche. À chaque escalier sa chanson, un air fredonné, une ritournelle galvaudée, le dernier titre en vogue parfois un peu atrophié, marmonné, mais toujours bien rythmé par l’agilité de ses pieds. En suivant ses propres battements, il en arrivait même à inventer ses propres chansons, le cœur ouvert à l’amour qu’il éprouvait encore et toujours.

Neuneuil l’éternel amoureux s’éprenait de tout ce qui venait : la délicatesse d’un papillon blanc sur une rampe, un mignon petit chien assis sagement sous un banc, ou encore cette femme sortant de la boulangerie, avec un sourire gourmand et des joues appétissantes. Il en tombait irrémédiablement amoureux et ressentait très fort ce sentiment, vraiment, pour tout ou rien, et tout le temps.

Cet état d’esprit, cet heureux flottement permanent inspiraient en lui poésie et bonheur de chaque instant. Ils nourrissaient ses talents de "compositeur d’escalier" et animaient momentanément les visages austères de ses congénères, surpris un instant par ses égarements chantants. Les timides sourires ainsi provoqués se transformaient en rires à gorge déployée quand on venait à le croiser en fin de journée.

De fait, le sage et délicat Raymond se transformait régulièrement, quand venait le soir, en Neuneuil déchu : un homme simplement déçu de ne pas être aimé autant qu’il aimait, et qui avait pris la très mauvaise habitude de noyer sa peine d’éconduit dans des boissons alcoolisées très variées.

Quand il s’y mettait, tout y passait : de la verveine au blanc limé, du Fernet-Branca à la vodka lemon, de la pils à la triple, en galopin, en pinte ou en demi, au shot, au verre ou à la bouteille. Tout y passait, mais ça finissait toujours pareil : un Neuneuil complètement bourré qui braillait ses chansons dans les escaliers, en s’amusant du vomi coloré qui dégoulinait sur les marches entre ses pieds...