Il vendait ce que je rêvais de posséder : une vue claire sur mon passé. C’est ainsi qu’on me l’avait présenté. Qui était-il ? Que vendait-il qui puisse appartenir à mon passé ou du moins m’en rapprocher ? Je marchais d’un pas assuré et régulier sans regarder autour de moi, car ce n’était pas dans ce paysage que je cherchais une réponse. Certaines images appartenant à mon passé et d’autres encore inconnues se mêlaient dans ma tête sans former de cohérence. La dichotomie ressentie entre mon corps et mon esprit était à la fois plaisante et honteuse. On me le reprochait assez à l’école : « Tu es complètement ailleurs », « Mais tu rêves ? »
C’est ainsi que je me dirigeais vers le marché du passé, qu’on m’avait indiqué être non loin d’un cimetière. À dire vrai, je ne me rappelle plus qui me l’avait indiqué ni dans quelles circonstances, mais à choisir entre le doute et la certitude, je choisis la force d’y croire. Je mourais d’envie de trouver, au marché du passé, ce qui me manquait. Il fallait cependant être bien naïve pour imaginer que les images du passé se transformeraient en un objet palpable et durable. Une sensation de chaleur m’envahissait de la tête aux pieds, et soudain je sentis l’herbe tendre caresser mes chevilles.
Chœur (sans être visible) : Elle me cherche, c’est touchant.
Le marché de la mémoire était là, devant moi. Je m’y introduisis d’un pas joyeux et, sitôt entrée, je me sentis éblouie par une lumière trop blanche. Les nuances de gris n’existaient plus, les lignes droites se confondaient aux allées courbes, et je peinais à me diriger. Il est vrai que depuis un moment ma vue avait baissé, et que l’ombre d’une pomme pouvait ressembler à une lune. M’effrayer d’un serpent à la vue d’un branchage sur le chemin était monnaie courante.
Chœur (sans être visible) : Elle devrait porter des lunettes...
Il arrive que les images se superposent pour créer de nouvelles réalités qu’il m’est difficile de décrire aux autres. Je m’extasie de choses qui, pour les autres, n’existent pas. Vu à une certaine distance, les objets semblent beaux et solides, alors que de près ils se décomposent, perdant ce qui, à l’origine, m’avait poussée à m’en approcher ; objets et personnes confondus.
Un marchand, plutôt bel homme, vint à moi. De plus près, il restait séduisant. Avait-il senti mon désir d’y voir plus clair ? Avait-il quelque chose à me proposer ? Son étalage semblait vide. J’aurais voulu fuir, prendre le train, assise dans le sens inverse de la marche, et regarder les paysages se soustraire à moi les uns après les autres, pour me défaire du passé.
La voix perchée du marchand me ramena à moi.
« Que cherchez-vous ? » m’annonça-t-il. « Votre vue est trouble, et la preuve en est : vous ne me reconnaissez pas. »
Je me retournais vers l’étalage voisin au sien, à la recherche d’une paire de lunettes. Mais il me reprit dans mon élan, car, disait-il, je n’avais pas besoin de lunettes. Il était là, bien réel, et contenait en lui tout ce que j’imaginais revivre, toucher et ressentir à la fois. Je l’avais vu dans la lune et dans un serpent. Il était la douceur, le danger, le plaisir. Il était bel homme, et sans doute la meilleure affaire que je puisse faire sur ce marché.
Plus haut dans le ciel, des bas de laine flottaient accrochés à un fil d’étendoir, et je crus entendre le son d’un avion.
Chœur (s’adressant au public, ton de colère)
Elle a fui, elle ne voulait pas – voyez-vous – d’une nouvelle version de l’autre, elle me voulait moi. Elle a peut-être hésité, car, de la part d’une personne qui voit une lune dans une pomme, tout est possible ! Elle voudrait m’oublier dans le premier venu, mais elle ne lâchera pas son passé, ni ses pensées, ni ses obsessions. Elle tomberait dans les bras du premier marchand venu, marchand de lunettes, marchand de rêve, un semblant de ressemblance et la belle illusion qu’une fois consommée, les souvenirs seront effacés.
L’illusion d’amour est passagère, et c’est ainsi que les cœurs d’artichaut se baladent sans lunettes sur les marchés. Je suis celui auquel elle pense : je suis l’absence et la présence, le plaisir et l’abîme. Je suis son père, qui a pris résidence dans le cimetière qu’elle a passé sans se retourner. Je suis son fils, qui l’a enterrée avant l’âge. Je suis son premier amour, qui n’a jamais existé. Je suis ses ex-compagnons, dont je ne veux rien savoir. Je suis le seul homme qu’elle ait aimé, le plus jaloux, le plus terrible. Elle ne s’est pas retournée en passant devant le cimetière, mais je l’ai vue, attirée par la lumière blanche du désir et, sans lunettes, une fois de plus !