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Lunettes de soleil, par Thibaut Bracq

Il arrivait toujours bronzé au lycée, lunettes de soleil, qu’importe le climat, lumière éclatante ou ciel rasant le bitume, c’était son style, tiré à quatre épingles, chemisette blanche aux boutons scellés, jean noir proche du corps, chaussures de villes élégantes.

Dans la classe, personne n’était dupe de sa désinvolture, les trémolos de sa voix révélaient une pudeur ancrée, qu’il dissimulait à coups d’affirmations, de sons amplifiés, de postures viriles.

Il nous lisait des poèmes, de longs et lancinants poèmes, dont il semblait seul s’émouvoir. Il attendait nos regards, scrutait nos joues empourprées pour débrider son enthousiasme. Personne ne bronchait, aucun œil ne cillait jamais, il restait seul avec son émotion, bien dissimulée derrière ses lunettes. Ça j’avais bien compris.

Il s’en fallait de peu à chaque fois pour que ça dégénère. Personne n’était dupe de ses postures de mec, il ne savait pas rouler des mécaniques. Parfois, ses gestes perdaient de leur raideur, il avançait plus au naturel entre les rangées, sa voix perdait sa puissante tessiture et traînait dans les aigus. Ça et la poésie, ça commençait à faire beaucoup pour les camarades de la classe, baignant dans la testostérone. J’éprouvais pour lui de la compassion.

Maintenant, je savais.

Lui, savait-il que je savais ?

Le week-end, j’avais traîné des pieds quand mes parents m’avaient proposé une excursion à une heure de là. Nous avions emprunté voiture, bateau, vélo pour arriver à bon port. C’était une île sauvage, baignée de soleil et de sérénité. Ils avaient loué une petite bicoque, et très vite j’étais allé trouver la première crique.

Là, des corps nus d’hommes, tournés vers le soleil, m’attendaient. Gêné, j’écourtais le bain de mer, accroché à mon maillot comme à une bouée. Je n’avais pas osé regarder autour, la présence de ces corps m’intriguait autant qu’elle me désarmait. J’avais très vite pris le chemin du retour, et croisé à l’entrée de la plage la silhouette nue d’un homme qui portait des lunettes de soleil. Je les reconnus instantanément, le cœur figé.

Ce soir-là, je ne pensais qu’à la furtive seconde où nos yeux s’étaient sans doute croisés. Je n’écoutais plus mes parents, qui insistaient pour que je leur serve de guide, moi qui avais déjà exploré le littoral proche. J’esquivais les jours suivants cette petite plage, surtout en leur compagnie. J’y revins le dernier soir, au coucher du soleil, cherchant discrètement la présence de monsieur Zora, en vain. Cette fois, à l’abris des regards, je me baignais nu, jusqu’à ce que la plage se vide des derniers corps gisants.

De retour en classe, j’ai essayé de percer son regard, de voir à travers ses lunettes teintées. Avais-je rêvé ? Avait-t-il pu me reconnaître ?

Aujourd’hui, à mon grand soulagement, plus de poésie. Il nous lit pour la première fois le début d’un roman d’aventures.

Il me pèse de garder ce secret.