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Décollage, par Thibaut Bracq

J’ai pensé à toi à 8h55 ce matin.

Il me semble que c’est l’horaire où tu as décollé. Si tout va bien, si les ailes de l’avion se sont bien déployées, si les réservoirs de kérosène ont bien été fermés, si les roues se sont correctement rétractées, tu dois être à 10.000 lieux de notre amitié.

Tu m’avais sollicité pour ce voyage en d’étranges contrées.

Tu as insisté, une fois, deux fois, trois fois.

J’ai voulu te répondre chaque jour du mois dernier.

Je m’y suis collé, je m’y suis essayé, le nez devant mon téléphone à regarder clignoter la petite barre qui annonce l’apparition probable d’une lettre, la formation d’un mot. En vain.


Ton avion a décollé et tu t’éloignes du foyer de notre amitié.

J’en éprouve un certain soulagement.

Longtemps, j’ai apprécié ton intérêt prononcé à mon égard.

Longtemps, je me suis senti flatté par tes sollicitations constantes, toi la perle d’enthousiasme, toi l’inénarrable joie de vivre qui intensifie la vie.

Longtemps, tu as fait décoller l’image que j’avais de moi-même, me propulsant dans des catégories jamais atteintes : généreux, joyeux, créatif.

Avec toi, j’étais tout ce que je ne savais pas être.


Ton avion a décollé ce matin à 8h55.

Cette fois, je n’étais pas à tes côtés.

Je n’étais pas là pour t’écouter t’épancher sur la complexité de ta vie.

Pas là pour t’écouter commenter les évènements de MA vie.

Je n’étais pas là pour combler tes brèches émotionnelles.

Pas là pour recoller les petites brisures de ta vie en friche.


Ce matin, tu t’éloignes du foyer de notre amitié.

J’en éprouve un soulagement coupable.


Les mois ont passé, et j’étais devenu plus capricieux à tes yeux.

J’étais la personne fragile, peu fiable, qui ne répondait qu’une fois sur deux.

Je devenais un homme égoïste, incapable d’être à l’écoute de tes petits morceaux de verre brisés. Incapable de te recoller, de te faire décoller des petits riens du quotidien.

Les jours se sont refermés sur mes silences.


J’ai pensé à toi à 8h55 ce matin.

Besoin de décoller les étiquettes que tu me collais

Besoin de dégommer les mots auxquels tu m’accolais

Décoller les gommettes des angles morts de notre amitié.

S’accoler, se décoller, se dégommer.

Décoller ce que tu me collais à la peau.

Ce que tu me collais à la peau.

Ce que tu me collais.


Ce matin, j’ai pensé à ton avion qui décollait et qui s’éloignait.

Bon voyage.