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Agir, par Thibaut Bracq

Il pleut sur une matinée de janvier telle qu’on aimerait ne pas en vivre. Un air de Toussaint, de lendemain de fête des morts, quand même la promesse de la fête s’est éteinte, quand il ne reste plus que le deuil, le jour d’après l’enterrement, le jour d’après les fleurs et les condoléances, quand plus personne n’est là pour sauver la petite flamme vive en vous.

Selim est un des rares à avoir bravé la bruine glacée qui tombe sur Dunkerque. Le ciel se confond avec la mer, une même teinte qui donne envie d’épouser sa couette. Il se réfugie dans le bar en bas de chez lui, posé sur la grève. Il se pose à la même place, stratégique, devant la baie vitrée, une vue plongeante sur l’horizon, aux premières loges pour observer les quelques clients du matin. Le serveur lui apporte un expresso avec un verre d’eau, il n’a même plus besoin de commander. Les habitudes sont tenaces. Ils se parlent peu, échangent de menues politesses.

Dans la foulée, un jeune homme entre, l’allure détrempée, il dégage une odeur de chien mouillé. Il ôte k-way, parka, bonnet et écharpe, et sa silhouette se dessine, plus fine que ce à quoi Selim s’attend. Il exhume de son grand sac un livre. Miraculeusement, il a résisté à l’inondation. Ah tiens, un intello qui lit de la littérature dans les cafés. Pas trop le style de la maison.

Il ouvre ce qui semble être un roman, il a du mal à se concentrer. Le patron monte le son, c’est la table critique de la matinale. On y parle d’un livre qui défraie la chronique et excite le box-office.

Il y a des lignées qui jamais ne se dévient des obsessions de leurs aînés. Dans ce cas, précis, nous pourrions même dire « Tel père, tel fils ». A ceci près que l’élève, comme souvent, dépasse le maître, et expose au grand jour sa bêtise sans fond, aussi profonde qu’une faille souterraine, aussi massive que la masse d’eau de tous les océans réunis. L’essai commence par une douce promesse dans la lignée directe de ce que tous les politiciens en manque d’inspiration nous promettent. Redresser ce pays, en revenir aux racines. Ici, je vous parle d’un fils qui a oublié de tuer le père. Louis, de son prénom. Louis, de la lignée d’un ancien dirigeant du pays. Digne successeur de son père, dont le livre est un torchon pour qui cherche à comprendre le monde.

Le jeune au style littéraire pose son livre, visiblement importuné par le caprice du patron. Ou alors écoute-t-il l’émission. Peut-être connaît-il ce Louis, nouveau parangon de médias en mal de pitres ? Ou alors veut-il lire ce livre de toutes les solutions, dont Selim vient d’apprendre le titre ? Agir. Est-ce vraiment ce qu’est censé lire d’un jeune littéraire ? La pluie brouille les pistes, les vêtements mouillés du jeune homme laissent Selim avec un doute.

Thomas n’en revient pas d’être ainsi pris en otage par le patron du bar. Lui qui cherchait le silence du matin, c’est foutu. Il sort à peine de quelques jours pesants, captif du petit village de son enfance. Ce matin, il a pris le premier train, il est parti vers la mer. La grande ville, ce sera pour plus tard. Son sac pèse le poids d’une nouvelle récolte. Le grand déballage des cadeaux de Noël. La grande loterie. Le bingo du grand n’importe quoi. Un livre de cuisine. Les 1001 films que vous devriez avoir vu avant de mourir. Les plus beaux paysages de France. Des livres, toujours des livres, là-dessus au moins, ils sont constants. Thomas est littéraire, et c’est bien le seul dans la famille. Alors à Thomas, on offre des livres. Et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Oui, mais c’est là que ça se gâte. Qui dit livres ne dit pas chef-d’œuvre. Surtout quand on les cueille en tête de gondole.

Il n’a même plus l’effet de surprise. Il lui suffit d’errer à l’entrée des grands magasins pour savoir ce qu’il va devoir stocker dans sa cave ou dans sa bibliothèque après les fêtes. Les meilleures ventes, les best-sellers, les titres sur lesquels les enseignes font leur beurre, le battent et le rebattent jusqu’à ce qu’il tourne rance, mais l’argent n’ayant pas d’odeur, on se gave des royalties des livres des fils de ou des filles de. Cette année, son oncle avait fait fort. Agir. Thomas n’avait pu cacher un léger rictus de dégoût, une déception succédant à l’excitation naïve, d’avoir pensé que, peut-être, ce cadeau pourrait lui plaire, lui être destiné. Les yeux narquois de son oncle avaient indiqué un choix conscient. Ce livre lui avait été volontairement offert. Légère provocation, démonstration d’autosatisfaction. C’était comme ça qu’on réglait ses comptes, en famille.

La matinale est terminée, le patron a coupé le son. Thomas se dit que c’est le moment d’y jeter un œil, de confronter les solutions du roi Louis au réel de ce matin anodin, à Dunkerque. La critique divulguée à l’instant lui donne le courage de la dérision, la lecture ne sera pas sans rires. Il abandonne le roman qu’il a du mal à dérouler. Un monument paraît-il. Il fouille son sac détrempé, glisse son bras qui disparaît jusqu’à l’épaule, reste ainsi dans cette pause inconfortable à tâter ce qui serait le bon format du livre, couverture souple et glissante en papier glacé, papier torchon à l’intérieur pour max de rentabilité. Le mec en face le fixe. Il déteste ça qu’on le fixe, qu’est-ce qu’il a, lui aussi ?

Après cinq bonnes minutes, il s’arrête. Impossible de remettre la main dessus. Il prend son portable, regarde quelques gros titres. Ça donne envie d’hiberner un bon paquet d’années. Il ouvre un texto de sa mère avec photo. Je crois que tu as oublié ton livre, Thomas, je te le mets de côté. Il reconnaît le visage fier et arrogant sur la couverture papier glacé, qui regarde avec force et puissance vers l’avenir. Agir.